Présentation

Médiations sur l'enseignement des lettres classiques, des langues anciennes, des langues et cultures de l'Antiquité ou des sciences de l'Antiquité. Appelez cela comme vous voulez.

Blog de Vincent Bruni, professeur de lettres classiques en collège, membre du GRIP, du collectif Arrête ton char et de l'ADLAP (Association pour la Diffusion des Langues Anciennes en Picardie), convaincu de l'intérêt pour tous les élèves de travailler l'Antiquité grecque et romaine dans toutes ses dimensions.

Rappels de circonstance:
1) Les propos tenus ici n'engagent que leur auteur et non les diverses associations auxquelles il adhère;

2) L'auteur n'est qu'un simple enseignant qui fait des propositions...

lundi 25 septembre 2017

Se passer de l’écriture en latin, un problème pédagogique?

Les explications proposées à cet état de fait sont diverses et parfois contradictoires : certains mettent en avant le faible nombre d’heures, d’autres le contenu des cours trop axé sur l’animation culturelle aux dépends d’un apprentissage structuré et progressif de la langue, d’autres encore le décrochage progressif de l’apprentissage de la grammaire scolaire en français, qui aurait un impact sur l’apprentissage de celle du latin.
Il est une piste qui n’a pas été explorée jusqu’ici à laquelle je voudrais réfléchir dans ce billet: la question de la pratique.

Cette notion de pratique est mise en avant dans les articles de Claude Fiévet qu’Olivier Rimbault met à disposition sur son site. Pour ceux qui sont intéressés, c'est ICI (lien cliquable)
Pour mémoire, Claude Fiévet est un professeur de littérature latine qui, nommé à l'Université de Pau, s'est vu attribuer le groupe des latinistes débutants avec pour mission de les amener à la fin de leurs deux années de DEUG (nous sommes bien avant la réforme LMD) au niveau du groupe des "confirmés" i.e. les élèves qui avaient pratiqué le latin depuis le collège et au cours du lycée. 
Claude Fiévet s'est donc retrouvé confronté à la problématique suivante: rendre possible la compréhension d'un texte littéraire en langue latine par ses étudiants après deux ans d'apprentissage seulement.

Il expose l'origine de ses choix didactiques et pédagogiques ainsi que ses considérations sur l'état de l'enseignement du latin dans un texte à la fois précieux et terrifiant que le site d'Olivarius Rimbault nous met à disposition:



Texte précieux, car les textes théoriques sur la didactique des langues anciennes en langue française ne sont pas légion. On peut citer les deux numéros des Cahiers Pédagogiques (avril 1997 et novembre 2013), le livre de Mireille Ko, Enseigner les langues anciennes (2000) et celui d’Anne Armand, Didactique des langues anciennes (1997). Le texte est aussi effrayant, car il date de 1985, et on peut se dire que les débats n’ont pas trop évolué depuis. Comme Fiévet le dit lui-même, "on adresse au latin - qui, en soi, n'est pas un système linguistique plus complexe qu'un autre - des griefs qui seraient mieux adressés aux méthodes employées pour l'enseigner.".

Le coeur du propos de Claude Fiévet est le suivant: on a fait du latin un prétexte à autre chose, que ce soit pour certains la "rigueur intellectuelle" ou pour d'autres "la culture générale" voire plus récemment "la compétence en lecture" et on a perdu de vue la finalité de l'étude du latin: la lecture aisée des textes littéraires de l'Antiquité grecque et latine.

Les tenants de la rigueur intellectuelle sont dans l'erreur, car ce qu'ils défendent peut s'acquérir par d'autres voies, moins artificielles.
Ceux de la culture générale oublient que leur perspective humaniste n'implique pas la connaissance de la langue.
Quant aux derniers, ils créent par leur démarche pédagogique une illusion de compétence qui ne tient pas lorsque l'étudiant se retrouve réellement face à un texte en langue latine.

L'objectif de l'apprentissage du latin doit être la compréhension naturelle des textes. Pour ce faire - et on peut, sur ce point, se demander si la philosophie pédagogique de Claude Fiévet n'a pas eu quelque effet - il propose de substituer à la pédagogie dite traditionnelle de "l'analyse-traduction" une "pédagogie de la compréhension".
 
La base de sa réflexion pédagogique ont été "les progrès accomplis dans la didactique des langues vivantes". Ce que Fiévet reproche finalement à ce qu'il appelle les "méthodes traditionnelles", c'est qu'elle induit paradoxalement une absence de pratique: "La traduction, d'un autre côté, détourne de la langue-cible une part importante de l'effort pour résoudre des problèmes dans la langue d'arrivée"; "en atomisant systématiquement la phrase en micro-segments, elle est fondamentalement contraire au fonctionnement associatif et synthétique de la pensée".
Mais Fiévet se méfie aussi des méthodes directes (ce qu'il appelle les "méthodes audio-orales" et les "méthodes audio-visuelles") car elles "s'essoufflent au delà d'un certain seuil" et "révèlent leur insuffisance dès lors qu'il s'agit de passer au texte littéraire": "Or, en latin, la finalité n'est pas d'apprendre à parler sur des sujets de la vie quotidienne, mais bien d'apprendre à lire la langue souvent très élaborée des textes littéraires."

Fiévet propose donc une solution médiane, en retenant de chaque méthode ce qui permet la compréhension rapide des textes littéraires. Et cela passe, pour ce qui est des méthodes directes, par la pratique du latin oralisé, pour faire apparaître constamment le lexique (sur lequel Fiévet insiste beaucoup) et les structures grammaticales élémentaires:
"La résurgence permanente du lexique et des structures syntaxiques, avec une fréquence élevée, entraîne nécessairement une familiarisation avec la langue et une intériorisation de ses mécanismes que ne saurait  permettre une démarche analytique. Elle fait acquérir et réactive constamment un véritable savoir-faire dans le minimum de temps".

Les perspectives offertes par Claude Fiévet sont intéressantes, stimulantes, et on sait (certains anciens étudiants, membres ou non de l'association ATC, peuvent en témoigner) leur efficacité.

Si ces choix pédagogiques n'ont pas été diffusés, cela tient selon moi à plusieurs facteurs:
Le premier facteur est le fait que, comme les professeurs de langues anciennes eux-mêmes n'ont pas été formé de cette manière, ils ne ils ne se sentent ni légitimes  ni armés pour pouvoir appliquer ces principes.
Le second facteur est celui de la justification de l'existence des langues anciennes dans l'enseignement secondaire par la valeur culturelle des textes. Ce refuge derrière le texte authentique pour légitimer de l’étude des langues anciennes a paradoxalement abouti à un abandon de la pratique de la langue. Car l'etude de la langue à partir des textes littéraires n’est pas un processus naturel, mais un processus de savant déjà expert dans la langue en question. Une simple lecture des textes n'induit une pratique de la langue mais plutôt une compréhension de celle-ci.

Lorsque cette option pédagogique - je veux dire celle de la compréhension de lecture - s'est imposée, a été théorisé dans le même temps l'abandon du thème, notamment par Anne Armand, qui, dans son ouvrage Didactique des langues anciennes, s'emploie à démonter l'intérêt des exercices traditionnels du cours de langue ancienne à savoir le thème et la version. Elle explique notamment que « seuls les spécialistes ont un jour à écrire un texte latin correct.  Pour la grande majorité des latinistes et hellénistes, il n'y a qu'une opération, celle du décodage, de la lecture, et pas d'opération d'encodage de fabrication de message.» (p. 25) Anne Armand fait certainement référence au thème d'agrégation, exercice qu'on peut juger effectivement artificiel, mais qui permet tout de même de jauger les connaissances grammaticales, lexicales et syntaxiques des candidats et leur réactivité face à une difficulté.  La logique de  cette argumentation contre le thème est de dire «à quoi bon former toute une cordée de latinistes et hellénistes à un exercice qui ne concernera qu'une petite minorité d'entre eux lors d'un éventuel passage de concours d'enseignement?».
Or, tout comme la question du texte authentique a abouti à l'interdit toute utilisation du texte reconstruit ou inventé, faisant fi de son intérêt dans la progression de l'apprentissage,  la question de l'abandon du thème a entraîné une sorte de tabou qui a rendu l'écriture en langues anciennes très minoritaire dans le cours de latin et de grec.

Mais revenons à Claude Fiévet. Comme nous l'avons dit, Claude Fiévet déplore dans la pédagogie traditionnelle l'absence de pratique de la langue et c'est pour cela qu'il a construit peu à peu sa méthode audio-orale.

Une autre manière de pratiquer le latin afin de consolider les apprentissages faits en lecture de texte ne serait-elle pas d'écrire en latin? Revenir non pas au thème grammatical mais à une écriture d'invention, une écriture inventive, presque joyeuse, en langue ancienne ne pourrait-il pas permettre de marcher sur deux jambes dans l'apprentissage de la langue: la lecture et l'écriture? Or, la perspective que les élèves écrivent en latin est totalement absente des programmes actuels.
De plus, les professeurs se sentirait plus à l'aise dans une pratique d'écrit qui est proche de leur formation initiale, alors qu'ils semblent beaucoup plus réticents à se lancer dans une pratique orale. Et elle serait tout aussi simple à mettre en place de manière régulière, car ce qui fait la force de la méthode audio-orale, comme le dit Claude Fiévet lui-même, c'est la fréquence de la pratique.

Allons plus loin: pourquoi les professeurs de lettres classiques, qui sont donc des professeurs de lettres, ont-ils des scrupules à utiliser en cours de latin les techniques didactiques dont ils sont familiers dans leur enseignement du français: écriture de récit, journal de classe blog...?

Une discussion avec mes collègues de lettres classiques au sein du groupe Facebook Arrête Ton Char m'a permis de lister rapidement les pratiques des collègues en terme d'écriture en latin. En voici une liste indicative et incomplète:

* tenue d'un blog en latin,
* contributions au wikipedia en latin,
* écriture d'une chronique latine sur un personnage fictif,
* journal de bord,
* écriture du cours directement en latin,
* thème d'imitation (Pline, Apicius, Plaute...),
* bande dessinée...

Ecrire régulièrement en latin pourrait permettre de réinvestir certaines connaissances vues en cours et les solidifier par une pratique de la langue qui, si elle reste exigeante du point de vue des normes linguistiques, serait plus détendue, presque récréative et riche pour l'apprentissage. 

samedi 11 février 2017

Réponse à un commentaire...

Souvent, lorsqu'on poste un commentaire sur un blog, une mauvaise manipulation peut faire disparaître un texte patiemment écrit. De même, il est parfois impossible de l'éditer, tant pour retirer les erreurs d'orthographe et de syntaxe qui traînent que pour reformuler une idée ou y ajouter des précisions.
C'est ce qui est arrivé à ce post, que je restitue ici, mais dont je suis moins content que l'original, qui a disparu. Vous trouverez d'abord le lien vers le blog qui a suscité la réponse puis une reprise de la réponse que j'y ai faite, largement modifiée et polie par les relectures:

http://enseignement-latin.hypotheses.org/9654#comments


"Je répondrai à votre commentaire en plusieurs points:
Tout d'abord, concernant la question du conflit modernes/classiques, elle est évoquée dans l'ouvrage de Clémence Cardon-Quint Des lettres au français, publié par les PUR. En s'appuyant sur les archives d'associations pédagogiques et disciplinaires, ainsi que sur des archives ministérielles, l'auteure montre que pour une part non négligeable, l'identité professionnelle du corps des professeurs de lettres modernes s'est constituée contre la présence du latin dans l'enseignement, tant secondaire que supérieur. C'est un point annexe de son propos (pour faire vite, le livre - très intéressant dans son ensemble - porte sur la question de la mise en œuvre de la démocratisation de l'enseignement du français),  mais il est intéressant de noter que les arguments mis en avant à  cette époque pour démontrer l'inutilité et la nocivité du latin et finalement son incompatibilité essentielle avec la démocratisation sont peu ou prou ceux que vous développez. Je pense que ces arguments sont faux, qu'ils sont construits sur des préjugés, compréhensibles dans le contexte historique et culturel de l'époque, mais qui ne résistent pas à l'analyse. Malheureusement, nous sommes les héritiers de cette situation née dans les années 1950 à 1970.
Ces arguments reposent aussi sur des erreurs d'ordre épistémologique, scientifique et culturel, que je vais essayer de réfuter plus bas. D'un certain côté, on peut considérer que nous vivons les derniers feux de ce débat avec la réforme du collège, qui décapite l'enseignement des langues anciennes là où il était fort (hors français, c'était la troisième langue étudiée au collège en France), prélude à une nouvelle réduction réussie (après celle du supérieur et du lycée), soit l'inverse d'une démocratisation. Le premier préjugé, le plus néfaste pour ces disciplines est celui qui est au cœur de tous les arguments contre les langues anciennes, est celui-là:
leur disparition de l'enseignement obligatoire est une des conditions à la réussite de la démocratisation scolaire (voir par exemple, dans le livre de Clémence Cardon-Quint, la retranscription de la motion d'orientation du congrès du SGEN-CFDT de 1964).

Nous allons maintenant réfléchir aux trois erreurs que j'ai évoquées plus haut.

L'erreur épistémologique
D'un point de vue épistémologique, tout tourne autour de la question suivante: peut-on réellement appréhender la profondeur d'un texte lorsqu'il est en traduction?
Notons que cette question met en jeu la conception que nous avons de la compréhension des textes en latin et grec, mais aussi du travail sur les textes dans d'autres disciplines, les langues vivantes notamment.
Plutôt que de dire qu'"une bonne traduction suffit", pourquoi ne pas se donner pour objectif que l'élève puisse comprendre un texte littéraire "dans son jus", un peu à la manière des films sous-titrés, qui permettent tout de même un apprentissage linguistique? Cela sous-entend de créer un appareillage pour ceux-ci, qui devra être allégé au fur et à mesure des progrès des élèves. Cela sous-entend que ce type de travail soit fait régulièrement, en cours de français pour le latin, mais aussi dans les cours de langues vivantes, notamment l'anglais, pour que l'élève soit familiarisé avec ce procédé. Cela sous-entend enfin que des textes littéraires (notez que je n'écris pas "classiques"), adaptés au niveau des élèves (comme le proposent les programmes de français) soient aussi proposés en cours de langue vivante, ce qui n'exclut pas les méthodes actuellement en vigueur dans ces disciplines.
Bref, la mise en avant de la traduction comme seul moyen de connaissance des textes en langue étrangère repose sur le présupposé qu'on ne peut faire autrement, ou qu'il est "inutile" pour les élèves d'en savoir plus, ou qu'il est trop difficile pour les élèves de procéder différemment. Elle fait fi de l'intérêt culturel et cognitif de procéder par un vis-à-vis ou un aller-retour entre le texte en langue originale et une traduction ou un appareillage.

L'erreur scientifique
D'un point de vue scientifique, considérer, comme vous semblez le faire ou comme Paul Veyne l'a fait (et cela a été abondamment repris par ceux qui ne veulent nulle part des langues anciennes), que former une quarantaine de scientifiques chargés de diffuser les traductions "qui sont bien suffisantes" méconnaît un certain nombre de données factuelles: le latin ne s'est pas arrêté à la mort de Tacite.
M. Stéphane Feye rappelle cette donnée dans sa réponse plus bas, les savants allemands ont beaucoup travaillé sur ces questions (lire par exemple Le latin est mort, vive le latin de Wilfried Ströh). Si je reprends les chiffres de M. Feye (85% des volumes possédés par les bibliothèques universitaires sont rédigés en latin), chiffres comparables à ceux donnés par Wilfried Ströh dans le livre évoqué plus haut ou par Jürgen Leonhardt dans La grande histoire du latin, des origines à nos jours, nous voyons que le latin dépasse de très loin, en quantité et en temps, les bornes dans lesquelles on l'a comprimé dans les programmes scolaires.


"Ce que la mémoire collective a pris l'habitude d'appeler "la" littérature latine, cet héritage transmis de siècle en siècle par l'école - les œuvres de cette lignée d'écrivains qui va de Plaute à Tacite en passant par Cicéron - ne représente finalement, malgré tout son éclat, qu'un minuscule point dans le ciel étoilé du latin". (La Grande histoire du latin, p.6)


La proposition de M. Veyne laisse donc de côté plus de 99% de ce qui a été écrit en latin, fait fi de la présence de nombreux textes inédits, encore à traduire et à découvrir, selon l'objectif éminemment humaniste de mieux nous comprendre. La réduction du latin à la période romaine est une erreur scientifique et aussi l'une des explications à la situation actuelle de l'enseignement des langues anciennes, aussi parce que leurs défenseurs se sont retranché derrière l'argument des "grands textes" (argument à la fois fécond et réducteur) pour justifier leur existence face à la violence des attaques qu'elles subissent depuis 50 ans, fournissant par là même l'argument du "moderne" à ceux qui pensent que la démocratisation de l'école passe par la disparition du latin et du grec dans l'enseignement obligatoire.
Le changement a commencé, avec des programmes qui demandent de laisser une place au "latin après le latin" (expression tirée des programmes de 2009), ou des projets tels que celui de l'université de Bretagne Occidentale: http://www.univ-brest.fr/libros/menu/Présentation

On peut noter que, outre les associations disciplinaires de professeurs de lettres classiques, ce sont les historiens et les archéologues qui appréhendent le mieux les dégâts causés par cette vision du latin et du grec que vous diffusez.
Pour le dire clairement et pour aller contre une autre idée reçue, nous avons un besoin urgent et éminent de former des latinistes en grand nombre pour accomplir le travail de recherche, d'analyse et d'édition de tous ces inédits qui dorment dans nos bibliothèques. Et donc, nous avons besoin d'un enseignement du latin régulier, donné à une base élargie d'élèves pour avoir un recrutement suffisant plus tard.

La question culturelle:
C'est sur la question culturelle qu'on trouve la littérature la plus abondante. Je me bornerai à rappeler que nous sommes les héritiers du latin, que ce n'est pas sale, et que cet héritage peut être l'objet d'un enseignement offert à tous les élèves.
Si la perspective ancienne d'étude du latin et du grec, une perspective d'abord et avant tout littéraire, est féconde, elle doit être accompagnée par d'autres angles de lecture des textes. Cette évolution, pourtant en cours depuis les années 1980, sous l'impulsion notamment des ARELA (lire à ce sujet le billet de Philippe Cibois: http://enseignement-latin.hypotheses.org/7606), n'est pas portée au crédit des professeurs chargés de ces disciplines par qui ne veut pas réfléchir sur le fond à la question des langues anciennes dans l'enseignement. Ces derniers en sont restés à la perspective ancienne - so sixties - de l'étude des textes, et s'en servent comme repoussoir dans leur argumentation, en allant parfois (mais l'objet de ce billet n'est pas d'analyser cet argument contre le latin, pourtant très présent dans les débats actuels) jusqu'à l'accusation de racisme larvé.
Des perspectives autres que la perspective littéraire - complémentaires, cela va sans dire - peuvent être prises, comme l'ont fait par exemple Florence Dupont dans son livre d'entretien L'Antiquité, territoire des écarts, ou encore le collectif de jeunes chercheurs qui anime le blog http://antiquipop.hypotheses.org/.
Il s'agirait d'étudier les textes anciens pour comprendre ce que nous en avons fait, pour les comprendre et comprendre comment nous les avons reçus à diverses époques. Il s'agirait aussi de comprendre comment ils ont influencé des décisions et une époque. Bref, il s'agit d'une perspective historico-culturelle, que l'on peut voir à l’œuvre dans un certain nombre de sorties éditoriales récentes.
J'en retiendrais trois:
1) L'ombre d'Hannibal (Annibale un viaggio), de Paolo Rumiz, qui suit les traces, les indices du passage d'Hannibal dans l'Italie d'aujourd'hui et s'interroge sur la compréhension et l'utilisation de cette figure historique.
2) Le Roi Arthur, un mythe contemporain, de William Blanc, qui est un modèle de travail sur une figure culturelle et de son évolution au fur et à mesure des époques (et pourquoi ne pas travailler sur l'Historia regum Brittaniae avec les élèves?).
3) Alexandre. Exégèse des lieux communs, de Pierre Briant, qui entreprend un travail d'étude des interprétations de la figure d'Alexandre le Grand dans diverses aires culturelles et à différentes époques.

Cet angle de travail n'exclut en rien la pratique linguistique, puisqu'il s'agit pour l'élève de pouvoir lire et comprendre ces textes. Elle interroge (et remet en lumière) la question des "grands" textes, en poussant l'élève à se demander pourquoi ces textes précis ont été jugés importants à transmettre, pourquoi, alors que les chercheurs allemands estiment que le total des textes de la littérature romaine est au moins dix mille fois supérieur à ce qui est actuellement en notre possession (Chiffres de Jürgen Leonhardt, op. cit.), ce sont ces textes-ci qui nous sont parvenus.

Et cela mérite d'être offert à tous, pas à une quarantaine de spécialistes triés sur le volet. C'est cela qu'on appelle "démocratisation".

Conclusion
Ces constats devraient donc amener à un changement total de perspective de la part des instances dirigeantes; ces constats demandent de revenir sur la distinction classiques/modernes en actant l'inanité scientifique et épistémologique de penser qu'il est inutile - voire nocif - pour un professeur de lettres de connaître le latin et le grec; ils commandent aussi de revoir la perspective de l'enseignement des langues anciennes, qui doit élargir sa chronologie et, en étudiant les textes du passé, doit avoir toujours en point de mire l'homme d'aujourd'hui et l'homme de demain; ils demandent enfin d'intégrer les langues anciennes à l'enseignement général, de la manière la plus réaliste possible dans la situation actuelle, largement imputable aux erreurs de jugement et aux idées reçues qui ont cours depuis 50 ans.

mardi 16 février 2016

Qu'est-ce qui se cache derrière le nénufar?

Cet article est une retranscription améliorée d'une conversation que j'ai eue sur Twitter avec un éminent collègue, "InquisiteurAevin", que je remercie au passage.

Gros ramdam numérique sur le nénuphar/nénufar, je ne reviens pas dessus et je m'efforcerai, tout en saisissant l'occasion de cette mise en lumière de la question, de ne pas tomber dans le sensationnalisme. Car, précisément, ce sensationnalisme occulte les bonnes questions à se poser sur l'orthographe française. Donc, en faisant la part des choses et en s'efforçant de ne pas tomber dans l' hystérie pro ou anti réforme de l'orthographe (une réforme datant de 1990!), essayons d'y voir un peu plus clair.

Quelques constats pour ouvrir cette question:

1) oui, l'orthographe française est relativement difficile, car elle est faite de strates historiques et culturelles successives;
2) oui, les performances en maîtrise orthographique sont en baisse, depuis plus ou moins longtemps. Certains spécialistes évoquent comme point de départ de la baisse 1945, d'autres un point plus récent, le milieu des années 1990; les deux ne s'excluant pas forcément.
3) la baisse alarmante du niveau orthographique, que personne ne conteste plus, entraîne dans l'enseignement supérieur une obligation de remise à niveau, notamment via la fameuse certification Voltaire, ce qui peut laisser penser que le primaire et le secondaire ne s'occupent pas correctement de cet apprentissage voire ont renoncé à le faire.
4) les performances orthographiques sont souvent corrélées au niveau socio-culturel de l'élève et de sa famille; elles ont un impact important sur le devenir professionnel des jeunes, puisque la maîtrise de l'orthographe est vérifiée dès qu'on candidate à un emploi, ne serait-ce que par la lecture de la lettre (manuscrite) de motivation.

A) Comment et pourquoi en est-on arrivé là?

Naturellement, comme dans tout phénomène de ce genre, les causes en sont multiples. Mais l'une d'entre elles est constamment laissée de côté: celle de la vision de l'orthographe dans la formation initiale et continue des professeurs du premier et du second degré. A bien des égards, et tout le monde est d'accord sur ce point, elle a été malmenée, et, sur le sujet précis de l'orthographe, elle brille par son absence. Pour ma part, hormis le discours classique de "la dictée, c'est le mal, elle ne permet pas d'apprendre l'orthographe", je n'ai eu en tout et pour tout que 12 heures de formation sur le sujet.

Sur toute ma carrière.

Cette absence de formation découle selon moi d'une vision négative de l'orthographe, régulièrement surnommée la "science des ânes". Les constats que j'ai faits plus haut doivent-ils nécessairement entraîner l'idée qu'il ne faut pas enseigner l'orthographe, qu'il ne faut pas y consacrer du temps, qu'il ne faut pas y réfléchir?

C'est ce constat alarmant d'absence de réflexion sur le sujet et de formation qui est dressé depuis quelques temps par Danièle Manesse, professeur de didactique des langues à Paris III, qu'on ne peut pas spécialement suspecter d'antipédagogisme primaire. Outre la lecture de son ouvrage, Orthographe, à qui la faute?, je vous suggère celle de ces deux entretiens.

Le premier date de 2007 (eh oui, neuf ans déjà), lors de la sortie du livre cité ci-dessus:

Café pédagogique: analyse de Orthographe, à qui la faute?

Cette citation tirée de cet entretien m'a particulièrement frappé:

"Or il n’y a rien à faire, s’il n’y a pas entraînement, capitalisation, il n’y a pas d’appropriation. La démarche ORL est une part nécessaire du travail, mais elle ne suffit pas à construire des repères durables. Il faut aussi assumer de faire de la mécanique. C’est comme en musique. Oui, il faut des moments de solfège et de gammes, oui il faut des moments d’entraînement, oui, il faut des moments d’enseignement spécifiques de l’orthographe et de la grammaire, c’est mon avis."

Enfin on reconnaissait, dans un media réputé proche de la formation, la nécessité de l'entraînement, de la répétition, de l'exercice, toujours présentés au cours de nos formations comme le diable, la négation de l'intelligence.
Notons de suite que Danièle Manesse ne prône pas un enseignement uniquement basé sur l'exercice, pas plus qu'une succession entre deux phases - la première étant celle de la "compréhension" via l'ORL (Observation Réfléchie de la Langue) et la seconde la phase de mémorisation, via des exercices -  mais bien une dynamique entre phases de découverte de compréhension et de mémorisation, ce qui est tout à fait différent.

De plus, Danièle Manesse insiste sur l'intérêt intellectuel d'enseigner la "science des ânes":

"L’orthographe, « bien enseignée », c’est intéressant ; c’est un entraînement à l’activité métalinguistique, requise dans toutes les disciplines à l’école, c’est une source de découverte sur la langue et le sens."

Enfin on lisait un propos qui sortait de la polémique dans laquelle se constituent artificiellement des camps:  les "bons", progressistes pour qui l'orthographe est une marque d'archaïsme et de barbarie, et qui ne s'interrogent pas sur la manière d'enseigner l'orthographe, face aux "méchants", réactionnaires et nostalgiques qui ne font que bramer sur la baisse de niveau, souvent de manière caricaturale et instrumentalisée.

Enfin on présentait l'orthographe non comme un frein à l'expression mais comme une condition de la bonne expression,  comme une occasion de travailler le lexique, de travailler l'épaisseur de la langue, bref comme une connaissance nécessaire et positive.

Mais, depuis 2007, pas grand-chose n'a changé dans la formation des enseignants en France. Peut-être même que la situation s'est dégradée. L'orthographe n'est plus un sujet de réflexion (sauf chez certains, par exemple au GRIP ou du côté de nos amis belges, sur le site Chouetteleniveaubaisse de Benoit Wautelet) mais un simple sujet de polémique, un marqueur idéologique pour les "réactionnaires" et les "progressistes" et un marronnier médiatique.

Ainsi, on remarque que Danièle Manesse est régulièrement interviewée sur le sujet, souvent au moment du bac, par le Figaro. Je signale, comme je l'ai fait auprès d'"InquisiteurAevin", ces deux entretiens:

Article du Figaro du 15 06 2015

Interview du 26 12 2014


Cette seconde interview replace la question de la formation au centre du problème:

"Il y a eu un discrédit d’un certain nombre de méthodes qui étaient en vigueur jusqu’aux années 1960, comme l’apprentissage par cœur, les nombreux entraînements et les dictées très fréquentes. Évidemment, on sait que ces méthodes n’étaient pas toujours efficaces, mais elles n’ont pas été remplacées par des propositions alternatives aujourd’hui.
Enfin, il y a un gros problème de formation des professeurs. On n’apprend plus aux jeunes maîtres comment enseigner l’orthographe. Ce n’est pas parce que l’on sait l’orthographe que l’on sait l’enseigner."

La proposition de Danièle Manesse, qui consistait à proposer un apprentissage dynamique de l'orthographe, basé sur l'intuition, la stabilisation de la connaissance orthographique et sa mémorisation, n'a pas pris et semble buter sur les mêmes obstacles: la vision négative de l'exercice, de l'entraînement et sur une vision de l'orthographe perçue comme la "science de l'école d'avant".

B. Le rapport avec les langues anciennes: une question de perception.


Cette question de l'orthographe prend une nouvelle tournure, actuellement, avec la réforme du collège puisque les deux "camps" en présence réactivent cette polémique pour rameuter leurs troupes. Ceux qui se prononcent contre la réforme - pour tout un tas de raisons - sont les "méchants", tandis que les "bons" défendent naturellement cette réforme, synonyme de progrès humain. Mais les premiers dressent un lien pas franchement pertinent entre cette réforme datant de 1990 et les principes de la réforme du collège de 2016. Quant aux seconds...

Quel rapport avec les langues anciennes et le latin, me demanderez-vous? On remarque dans l'argumentation de certains qui se classent parmi les "bons" qu'ils en profitent pour jeter des pelletées de terre sur le cercueil des langues anciennes, en assimilant abusivement les professeurs de langues anciennes (et les disciplines qu'ils et elles représentent) à la réaction contre cette réforme de l'orthographe et donc, en filigrane, à la Réaction avec un grand R.

Ainsi, Michel Lussault, président du Conseil Supérieur des Programmes, dans un entretien au JDD, au milieu d'un grand nombre de remarques tout à fait justes (pourquoi est-ce que cette polémique, qui n'a pas fait débat pour les programmes de 2008, ressort-elle aujourd'hui? Pourquoi découvre-t-on maintenant une réforme qui a 26 ans?), se livre à du "latin teacher bashing" de bon aloi:

"Je vois beaucoup de professeurs de lettres classiques s’opposer à cette révision comme si elle était nouvelle et je note simplement que ceux qui se manifestent maintenant sont les mêmes que ceux qui sont contre la réforme du collège."

Le JDD du 04 02 2016

On a pu lire aussi sur le site d'informations Slate.fr l'aimable propos suivant (qui méconnaît la manière dont se sont respectivement constituées la langue française et l'admirable koinè italienne):

"Et bien d'autres langues que la nôtre ont modernisé ou simplement transformé des mots à partir de leurs racines. Le mot photo(graphie) vient du grec ancien φῶς, phỗs («lumière»). Les Italiens écrivent foto, ça n’en fait pas un peuple de débiles. On met sa fierté là où on peut."

Article Slate du 04 02 2016

Ces deux réactions, sur un sujet en apparence éloigné des langues anciennes, me paraissent être révélatrices d'un état d'esprit envers celles-ci: elles sont rejetées, presque martyrisées, et simplement perçues, comme commence à l'être l'orthographe, comme un obstacle réactionnaire à la démocratisation de l'enseignement.

Cela a l'immense avantage d'éviter de se poser les bonnes questions: comment apprendre? Comment enseigner? Comment former les enseignants? Comment démocratiser? Questions que l'on refuser de se poser pour les langues anciennes comme pour l'orthographe.
Mieux vaut simplifier ou faire disparaître. Mieux vaut délégitimer plutôt qu'en avoir une vision positive, une vision linguistique et culturelle, et s'efforcer de relever les défis que posent et l'enseignement de l'orthographe et la démocratisation réelle et substantielle des langues anciennes.

Addenda:

Emission de Louise Tourret sur l'orthographe, avec Danièle Manesse:

http://www.franceculture.fr/emissions/rue-des-ecoles/lorthographe-cause-perdue?p=0#

Un billet de Philippe Cibois: Situation de l'orthographe

dimanche 24 janvier 2016

L'avenir des Anciens, une lecture de Pierre Judet de La Combe

La réforme du collège revient sur le devant de la scène cette semaine, du fait de l'annonce de la carte nationale des langues vivantes le 22 janvier et de la grève interprofessionnelle du mardi 26 janvier. Au milieu de cette attention médiatique, les langues anciennes ont eu le droit à un peu  de lumière par le biais de la sortie du nouveau livre de Pierre Judet de La Combe: L'avenir des Anciens, oser lire les Grecs et les Latins.
Pour mémoire, Pierre Judet de La Combe, helléniste, directeur d'études à l'EHESS, a publié en 2004 avec Heinz Wissmann, L'avenir des langues. Repenser les Humanités, ouvrage qui est le résultat de leurs travaux lors de la mission ministérielle initiée en 2001 par Jack Lang sur les langues anciennes en Europe. Ce livre a durablement marqué la didactique institutionnelle des langues anciennes en France: par exemple, le Guide pédagogique pour le professeur, publié sous la responsabilité de Pascal Charvet et Patrice Soler, IG de Lettres, se référaient explicitement aux thèses développées dans cet ouvrage, et les programmes de 2009, maintenant obsolètes, le faisaient aussi implicitement.
C'est donc, dans le petit monde des langues anciennes en France, un évènement important que de voir M. Judet de La Combe reprendre la plume.

Ce qui l'a poussé à le faire, et il l'écrit d'emblée ou presque, c'est précisément la réforme des collèges (p.20), qui a relancé - et on ne peut lui donner tort - une guerre du latin et du grec "comme la France en connaît depuis le XVIIIème siècle" (p.21). 
Son introduction (p. 11 à 34), intitulée Le droit à la lecture, est avant tout un état des lieux sur le contenu de la réforme, les forces en présence et leurs arguments. Elle a le mérite de pointer ce qui rend les réactions des enseignants de langues anciennes presque unanimement critiques sur cette réforme: sa parfaite inanité épistémologique. 
L'auteur commence son livre par un raisonnement analogique: aujourd'hui, dans un monde où le temps s'accélère (voir Hartmut Rosa et son ouvrage Accélération, dont le compte-rendu en lien a été rédigé par Elodie Wahl), le politique n'a plus le temps de lire des livres, et donc de s'appuyer dans ses décisions sur les savants. A la lecture sont préférées des tables rondes, qui ne peuvent rendre compte de la complexité des décisions. L'Ecole suit cette pente. A la patience de l'apprentissage sur le long terme, l'Ecole préfère aujourd'hui les projets à court terme. C'est donc une critique du principe des EPI, ou plutôt de la transformation de l'enseignement des langues anciennes en EPI, qui est une dévitalisation du contenu de la discipline, qui, sous prétexte de la revivifier, la transforme en cadavre.
On pourrait aller plus loin, en y voyant une défense de la conception libérale de l'éducation, qui est constitutive de l'Humanisme, opposée à une conception utilitariste de l'éducation, qui est en vogue actuellement, sous diverses formes (libéralisme assumé, anti-intellectualisme, critique de l'érudition, considérée comme une marque de stupidité...).
Réduites alors à un EPI, dont on sait bien que, au vu de sa structure administrative, il ne pourra contenir d'enseignement linguistique et donc de confrontation PERSONNELLE aux textes, l'Antiquité se voit réduite à des faits, ce qui est une tendance profonde de l'enseignement des langues anciennes en France, qui prend de plus en plus le tour d'un cours de civilisation, d'information sur les realia (p.27). On perd donc tout ce qui fait l'intérêt de cette discipline, celui de la confrontation directe et personnelle aux textes, qui demande effectivement davantage de rigueur et de patience. Les EPI seraient comme les tables rondes de nos politiques: un apport de surface et non un travail en profondeur.
L'auteur va même plus loin dans la partie suivante de son livre: les EPI seraient  le symbole des tensions actuelles au sein de l'école, en ce sens qu'ils accentueraient une tendance lourde de l'institution: la simplification des contenus au profit de l'acquisition de procédures, sous la pression d'une lecture sociologisante de l'école et celle des milieux économiques (p. 48). Sous cette pression, il s'agit de rendre l'Antiquité "sexy", c'est-à-dire travestir les contenus et escamoter ce qui est perçu comme une lourdeur et une difficulté - l'apprentissage de la langue et la traduction, par exemple - pour créer une Antiquité "sympa, accessible et bigarrée" (p. 49).

C'est dans ces pages que nous touchons le cœur de l'argumentation de Pierre Judet de La Combe, et le cœur du problème, soulevé depuis des mois par nombre de professeurs de langues anciennes du secondaire? Je me permets une citation:

"Le paradoxe est qu'il n'y aura alors plus aucun rapport entre le mode d'apprentissage et les objets ainsi découverts et appris. Les élèves n'auront plus aucun contrôle sur eux, n'auront pas appris à les comprendre, à les reconstruire et à les évaluer. (...) Tout cela débouchera sur des connaissances déjà connues, prédigérées et en fait extérieures, indépendantes de l'élève. (...) L'éloge de la spontanéité débouche sur du convenu, du déjà dit, une vulgate. (...) Une culture figée, peut-être plaisante parce que bizarre, mais en fait réellement morte, ou plutôt tuée , livrée à la consommation." (p. 49 - 50)

Ce n'est pas là affaire de pédagogie, car on peut prendre divers chemins pour aboutir à un travail sur les  textes, mais bien d'état d'esprit général relatif à l'enseignement des langues anciennes: à partir du moment où on refuse de confronter l'élève au travail sur le texte, au travail de lecture personnelle de celui-ci, on ne fait pas de langues anciennes.

Notons au passage le mépris pour les "nouveaux publics", qui consiste à considérer que la traduction, parce qu'elle implique un travail linguistique, n'est pas faite pour eux.

Pierre Judet de La Combe a ensuite l'intelligence de ne pas en rester à une simple injonction, de ne pas asséner "il faut se confronter aux textes" sans penser ensuite les implications didactiques de cette affirmation dans l'enseignement secondaire.
C'est tout l'objet des pages 53 à 61, dont la lecture devrait être recommandée à tout enseignant de lettres classiques débutant (et même au-delà). Ces pages ne règlent pas le débat, profond (nous l'avons encore constaté au cours de l'audience du 03 décembre 2015 sur les projets de programmes pour l'enseignement de complément), autour du texte authentique, mais elles ont le mérite de rappeler des évidences que l'on (je m'inclus personnellement dans ce "on") perd parfois de vue. Est dressé, de manière impressionniste, un portrait du professeur de langues anciennes, qui doit, d'abord et avant tout, être un savant, un fin connaisseur de l'objet qu'il a à transmettre: la langue ET les textes, puis de tout le reste. Elles insistent ensuite sur ce que peut être l'acte de traduire en classe: un acte patient, scrupuleux, mais surtout collectif, qui offre des perspectives de réflexion sur la langue de départ, mais aussi (et peut-être davantage) sur la langue d'arrivée, son vocabulaire...
Ces pages sont un rappel utile sur une des pistes les plus fécondes de didactique des langues anciennes.

La suite de l'ouvrage est particulière: on croit lire un cours de littérature grecque (essentiellement), et on se voit en fait, au détour de certains passages pris dans une réflexion d'ordre didactique, dans une application à des textes des principes énoncés auparavant.

Pierre Judet de La Combe commence par le commencement: Homère. Mais, au lieu d'en rester à un rappel pontifiant de son importance pour la littérature, il s'attaque au texte, à une lecture comparée du début de l'Iliade et de l'Odyssée. Cette lecture est familière à tout professeur de lettres classiques, auparavant étudiant dans cette même filière, mais elle est frappante par son évidence: pourquoi ne pas commencer aussi par là?  Pourquoi ne pas se dire que l'objet de notre travail, ce ne sont pas les faits de civilisation, les maquettes, les costumes et les semaines de l'Antiquité, mais ces œuvres, qu'on ne juge pas indépassables, mais qui sont une voix qui a résonné dans l'Antiquité et dont l'écho est parvenu jusqu'à nous? Comment en est-on arrivé, chez certains professeurs (je m'inclus là encore dans le pluriel) ou dans l'institution, à perdre de vue cette évidence?
Peut-être peut-on y lire, en creux, une critique de la structure générale des programmes, qui, pour le français, réduisent la part linguistique et rattachent l'étude de la littérature à des thèmes creux quand ils ne sont pas erronés scientifiquement.Précisons ici que l'auteur n'avait pas encore connaissance des programmes d'enseignement de complément lorsqu'il rédigeait ce livre. Peut-être y trouvera-t-il les principes qui guident sa pensée didactique et pédagogique davantage respectés dans ceux-ci.

Le travail que propose Pierre Judet de La Combe sur Homère est d'ordre lexical et comparatiste. Il permet aussi de lier latin et grec puisque, après Homère, c'est aux premiers vers de l'Enéide qu'il s'intéresse. Et, comme pour prouver que l'étude des textes est faite de patience et de précision, l'auteur prend son temps pour développer son propos (p. 75 à 136).

Le chapitre suivant, intitulé Lire pour aujourd'hui: le théâtre, propose un autre type de travail, sur le texte théâtral: celui de la mise en scène, en lien avec le travail sur le texte. Dans ce chapitre plus court, l'auteur revient sur son travail de préparation à la traduction de l'Orestie d'Eschyle par Ariane Mnouchkine. Ces pages passionnantes ouvrent là encore des horizons sur un travail riche et pratique, en lien avec les textes: celui de la mise en mots et de la mise en scène. Il s'agit là d'un travail sur le texte, quelque peu différent d'une traduction, qui s'appuierait sur des traductions préexistantes et sur un mot à mot précis proposé par le professeur et qui aboutirait à une mise en scène ou du moins des propositions de mise en scène.
Nous sommes ici face à un type de travail qui répond aux principes philosophiques de la réforme, mais qui, dans les faits, ne pourra être mis en œuvre de par la structure administrative qu'elle impose et la tendance de l'institution à reprendre à coups de fiches-projet et de cases administratives la liberté qu'elle prétend donner.

La dernière partie de l'ouvrage, Lire la prose du monde, religion, science, société, politique, s'intéresse plus particulièrement à certains textes en prose et procède à un balayage thématique, reprenant les thèmes traditionnels de travail de l'Antiquité dans le secondaire. Là encore, le mérite de ces pages est de ramener à notre mémoire des textes importants qu'il conviendrait de lire de manière précise, dans leur langue, avec les élèves. Ces pages rappellent encore que, loin d'être un prétexte à l'utilisation du Bailly, comme les adversaires de l'enseignement des langues latines et grecques dans le secondaire le présentent parfois, la traduction est un exercice intellectuel de haut niveau, une vraie tâche complexe, à mille lieux de ces caricatures qui dont l'objectif est simplement de légitimer la dévitalisation des langues anciennes dans la réforme du collège.

Là encore, on peut se poser la question de la structure même des programmes: construire du commun n'aurait-il pas plutôt réclamé de définir un corpus faisant consensus sur lequel les professeurs et les élèves auraient eu à travailler?

La conclusion du livre de Pierre Judet de La Combe quitte son cheminement à travers les textes pour revenir aux débats éducatifs contemporains. Là aussi, Pierre Judet de La Combe fait preuve d'une grande finesse d'analyse en allant pile dans un autre point nodal de ces débats: la notion de socle. Le socle est devenu une métaphore courante pour définir les principes qui prévalent aux choix éducatifs pour le primaire et la première partie du secondaire (en attendant son extension au lycée: on ne finira jamais de construire le socle sans passer ensuite au reste de la construction). Pierre Judet de La Combe montre bien que ses finalités sont uniquement utilitaristes (malgré l'ajout du mot "culture").
Nous serions en fait face à un avatar d'un anti-humanisme, tel que le définit Stéphane Toussaint dans son très intéressant ouvrage Humanismes et Antihumanismes I, de Ficin à Heidegger, car il délégitime constamment l'humanisme lettré et son premier principe: le travail sur la langue.
Il considère la réalité comme une simple suite de problèmes à résoudre comme a-historique et vise uniquement "l'efficacité" sans se préoccuper de ce que peut changer en nous la lecture des textes et l'étude précise du passé.
L'abandon volontaire et assumé de la lecture des textes anciens dans leur langue, d'une lecture patiente et précise, relève, selon l'auteur, d'un renoncement: "L'Ecole (...) renonce, au nom d'une conception courte de la langue comme pur instrument d'information et de communication, à garantir aux élèves une autonomie concrète dans leur propre culture et leur propre langue" (p. 197). Pierre Judet de La Combe revient ici aux conceptions qu'il défendait dans L'avenir des langues. Repenser les Humanités et ne peut que constater qu'il n'a pas été, en dix ans, écoutés par les décideurs.

Voici donc un livre riche, revivifiant, qui pointe bien l'irréductible conflit d'ordre philosophique qui sous-tend le sort des langues anciennes dans la réforme du collège. Langues de culture, langues de patience, langues qui réclament un apprentissage rigoureux, construit dans le temps, elles n'ont pas leur place dans une éducation qui n'est que fiches-projet, mise en activité et production d'écrits. Elles sont le symbole du passage d'une vision humaniste de la culture (la culture ouvre) à une vision sociologisante (la culture exclut) et du renoncement à un travail précis, rigoureux et régulier sur la langue.
Il ouvre aussi d'intéressantes perspectives de travail autour des textes, mais s'intéresse moins à ce qui est aussi au cœur de la réflexion de tous les professeurs de langues anciennes: quelle progression et quelles méthodes suivre pour apprendre aux élèves cette autonomie de réflexion face aux textes.
Ces questions se poseront avec davantage d'acuité lorsqu'il faudra apprendre aux élèves une langue ancienne dans un horaire qui ferait hurler au scandale n'importe quel professeur de langues vivantes.

dimanche 1 novembre 2015

Sur l'ambiance actuelle autour des langues anciennes...

La rentrée, c'est aussi sur ce blog.

Avec un peu de recul, je voudrais revenir sur la question de la transformation des langues anciennes en EPI, non d'un point de vue pédagogique, mais d'un point de vue administratif et symbolique. Je m'appuie pour ce faire de ma lecture pendant l'été des deux comptes-rendu des entrevues des associations d'enseignements littéraires, qui doivent traîner sur le net, ainsi que sur l'observation et la digestion de ce que j'ai pu lire sur les réseaux sociaux dernièrement.

1) Le travail et l'emploi:

Dans un premier temps, je voudrais clarifier une distinction: celle de l'emploi et du travail.

La distinction que j'opère est la suivante, en m'appuyant sur celle proposée par Bernard Stiegler, mais en la transformant quelque peu:
l'emploi, c'est le cadre administratif et la dénomination abstraite du travail effectué par le travailleur;
le travail, lui, consiste dans la tâche réellement effectuée ainsi que dans l'accomplissement des gestes professionnels caractéristiques du travail en question, gestes acquis par la maîtrise de connaissances, d'une base théorique, mais aussi des présupposés autour desquels s'est construit ce travail et enfin d'une pratique, une expérience professionnelle, affinée par la réflexion personnelle menée, en fonction de son éthique, ses centres d'intérêt et sa culture, qui, elle, est toujours en développement.
Ainsi, je suis un professeur de langues anciennes différent de mes amis Nicolas, Robert, Sébastien, Marjorie, Agnès ou Anne-Hélène, de par la construction d'une culture professionnelle qui m'est propre. 

A ma connaissance, il n'est pas prévu de retirer aux professeurs de lettres classiques leur emploi. Ils seront toujours professeurs, membres de la fonction publique le 1er septembre 2016. On peut simplement s'interroger sur ce qu'ils verront sur leur fameuse fiche de "ventilation des services"...
En revanche, et c'est ce qui explique la réaction des enseignants de lettres classiques qui, à mon avis, n'a pas du tout été anticipée par le ministère, ils ont (j'utilise la troisième personne du pluriel pour ne pas donner l'impression d'un nous de majesté, mais je m'inclus dans ce propos) le sentiment que leur travail n'est ni reconnu, ni considéré, et qu'il est voué à disparaître avec cette réforme.

Cette dépossession, parfois faite sous les lazzis ("les enfants de sixième se précipitent dès leur entrée au collège pour faire du latin" ou "Pour les pauvres, mieux vaut un Ipad que du latin", deux belles citations dont je laisse la responsabilité à leurs auteurs), est ce qui est le plus douloureux dans ces sombres moments.

2) Sur la communication et sa reprise:

De plus, cette dépossession est vécue comme une profonde injustice par ces  enseignants car ils sont démunis face aux importants moyens de communication mis au service de cette réforme et par la manière dont elle est relayée.
Cette communication repose, à mon sens, sur des biais que je voudrais évoquer ici:
Elle repose tout d'abord sur une utilisation des statistiques opérée de manière brute, sans prendre en compte les conditions d'enseignement et les conditions administratives. L'effet social des langues anciennes dépend aussi de la situation particulière de chaque établissement où son enseignement est organisé, mais aussi de chaque enfant qui le suit. On s'efforce de tout quantifier avec les chiffres, de produire des résultats immédiatement évaluables, sans se demander véritablement ce que les langues anciennes apportent ou ont apporté à ceux qui suivent son enseignement.
De plus, l'aspect social des chiffres, qui ne peut pas être nié (voir l'opportune note de la DEPP, parue il y a peu, et, pour une approche plus neutre des statistiques, le billet de Philippe Cibois), doit être considéré non comme le produit des langues anciennes elles-mêmes, ni des choix de ceux qui les incarnent dans l'enseignement, à savoir les professeurs de langues anciennes, mais bien des conditions administratives qui leur sont réservées.
Bref, on peut considérer qu'en fin de compte le responsable de la situation des langues anciennes, tant en termes d'effectifs que de mixité sociale et d'image - situation qui, par ailleurs, est dénoncée à juste titre - c'est bien le ministère lui-même. Ce sont les choix administratifs, les choix de gestion qui ont été faits depuis si longtemps qui sont la cause de la situation actuelle.
Or, par sa communication, il se dédouane de sa responsabilité pour en faire peser tout le poids sur la discipline elle-même et sur les professeurs qui l'enseignent, parfois dans des conditions administratives précaires. Qu'il faille changer le regard sur les langues anciennes pour comprendre leur importance et leur apport à l'éducation est une nécessité. Mais cette communication conduit-elle à ce changement de regard?
Cette campagne violente, ces propos constamment lâchés sur les réseaux sociaux par des responsables administratifs, politiques ou syndicaux soutenant la réforme, ne provoquent que l'enfermement des langues anciennes dans ce qui est leur création à eux, et l'ambiance ainsi créée  ne peut que rendre impossible la réussite des objectifs annoncés par le ministère, à savoir le développement et la généralisation des langues anciennes.
Pour le dire de manière plus directe: si on veut développer et généraliser quelque chose, on évite de déverser des torrents de boue dessus et sur ceux qui doivent mettre en œuvre ce changement.

En outre, cette communication ne permet pas de comprendre précisément ce qui est attendu. Ainsi, les divers propos sur l'organisation administrative des EPI, alors que le décret est paru depuis le 19 mai, que la circulaire d'application l'est depuis le 2 juillet, sont contradictoires:
Qui doit assurer cet EPI? Le professeur de LCA seul (Florence Robine, entrevue avec le SNALC-Réunion)? Avec d'autres professeurs (CR de l'audience de la CNARELA à la DGESCO, page 2)? Des professeurs non formés aux langues anciennes (CR de l'audience de la CNARELA au Ministère, page 2)?
Cet EPI peut-il exister sur les trois niveaux du cycle 4? En théorie, si on lit la circulaire d'application, c'est le cas, mais le décret et l'arrêté sont muets sur ce point et les retours des différentes académies auxquels j'ai pu avoir accès montrent que cela restera un voeu pieux.
Quant au contenu scientifique de ces EPI, il est laissé à la discrétion des équipes, ce qui peut aller du très bien au n'importe quoi. Et le problème posé par l'enseignement linguistique n'est  toujours pas résolu: doit-on enseigner les langues latines et grecques dans les EPI? Si oui, comment le faire dans un terme d'un an? d'un trimestre? D'un semestre?
L'impression que tout cela laisse est que, ce qui est important, c'est que l'EPI existe en soi. Les conditions de son organisation et le contenu qui y sera développé n'importent aucunement.

Si on ajoute à cela le fait que les professeurs de langues anciennes sont habitués aux réformes accompagnées de discours qui consistent à dire "avec notre réforme, nous allons sauver les langues anciennes"; qu'ils voient que, systématiquement, les conditions de transmission des langues anciennes se dégradent et que les raisons invoquées à cette dégradation sont attribuées soit à leur travail, soit à la nature même de ce qu'ils enseignent, on comprend alors un peu mieux leur réaction.

3) Des objectifs et des effets:

Enfin, il faut comprendre que le véritable enjeu de tout cela est le suivant: les Langues et Cultures de l'Antiquité sont bel et bien expulsées de la scolarité commune, expulsées de la liste officielle des disciplines et privées de leurs horaires nationaux. Les langues anciennes sont dorénavant une non-discipline, qui n'a plus de cadre légal fixe et ferme pour asseoir administrativement sa légitimité.
Et, si les difficultés actuelles de recrutement, dont les causes sont multiples (j'y reviendrai dans un prochain billet), nécessitent un changement de ce type - ne plus en faire une spécialisation mais s'efforcer de l'ouvrir davantage, aussi pour relancer le recrutement - la rhétorique extrêmement dévalorisante et agressive contre les langues anciennes dans les médias risque de légitimer les attaques institutionnelles contre elles, à tous les niveaux d'enseignement (collège, lycée et supérieur) et à toutes les échelles (académiques, à l'échelle de l'établissement) sans que les professeurs, contrairement à la situation précédente, aient la possibilité de s'appuyer sur un cadre officiel pour défendre leur discipline. Ainsi, le risque est grand que les conséquences de la réforme soient l'exact inverse de l'effet recherché: on aboutirait une ghettoïsation, voire une disparition pure et simple.
A quoi bon poursuivre au lycée, dans les conditions que l'on connaît, des disciplines qui sont montrées comme des poids injustes pesant sur l'enseignement français, voire des obstacles à la réussite de la démocratisation culturelle?
A quoi bon, alors, maintenir une formation dans le supérieur, s'il n'est pas besoin d'être spécialiste d'une discipline pour l'enseigner, si cette discipline n'est qu'un atelier culturel semestriel ou trimestriel?
J'ai déjà évoqué cette possibilité dans un billet précédent: loin d'une généralisation, d'une démocratisation, n'allons-nous pas plutôt aboutir à une réduction, à des langues anciennes réservées à une trentaine d'universitaires, doctes, compétents et conscients de leur mission, mais qui ne pourront, vu leur nombre (et vu la réputation que l'on continue de faire aux langues anciennes), assurer ensuite une diffusion égalitaire des langues et cultures de l'Antiquité?
Je l'ai déjà écrit et je le maintiens: si cette réforme reste telle - et sans aucune perspective pour le lycée (sans suivre les recommandations de la Cour des Comptes) ni pour le supérieur - elle échouera à accomplir ce qu'elle préconise: la diffusion égalitaire des langues et cultures de l'Antiquité.

Conclusion:

C'est pour toutes ces raisons que, si cette réforme n'est pas abrogée, elle doit être largement amendée pour parvenir aux objectifs affichés dans les médias, objectifs dont la sincérité ne peut naturellement être mise en doute.

Ces amendements pourraient être les suivants:

1) obligation pour tous les établissements d'organiser l'EPI en lien avec les LCA, puisqu'il doit toucher 100% des élèves,
2) Inversion de la relation de nécessité entre organisation de l'EPI et de l'enseignement de complément.

L'enseignement de complément, avec les horaires en vigueur aujourd'hui maintenus, permettrait alors d'investir les EPI, et notamment à un EPI à thématique plus large: "Culture Humaniste" auquel les LCA, de nouveau une discipline, pourraient participer en donnant des heures.

Ce billet a été écrit en plusieurs étapes, de septembre à aujourd'hui.

dimanche 17 mai 2015

Langues anciennes et EPI, petite FAQ

Les débats autour de la réforme du collège se focalisent sur les intentions annoncées de celle-ci, et se sont polarisés politiquement. 
Certains, très contents de pouvoir ressouder leur camp, se lancent dans une défense et illustration des langues anciennes en oubliant leur responsabilité dans la situation actuelle de ces disciplines (suppressions de postes et réforme du lycée). D'autres se félicitent de la future démocratisation des langues anciennes sans jamais se pencher sur les conditions dans lesquelles elle pourrait se poursuivre dans ce nouveau cadre. 

On discute des principes, on fait de grandes phrases, on propose des analyses sur la place, le rôle social de telle ou telle discipline (et notamment des langues anciennes) mais, curieusement, jamais on ne fait de prospective sur les effets de la réforme sur les langues anciennes en particulier, jamais on évoque ce paradoxe d'avoir fait disparaître des grilles une discipline pour la transformer en module interdisciplinaire, mais avec tout de même un programme et une possibilité de groupe d'approfondissement, ce qu'en bon français on appelle une "option".

Lorsque, sur les réseaux sociaux, l'auteur de ces lignes interpelle des responsables syndicaux, des journalistes éducation ou encore des responsables du ministère, il n'a jamais de réponse. Peut-être parce que, tout simplement, personne n'est capable de percevoir les effets de cette nouvelle organisation sur la discipline LCA.

Je laisse volontairement de côté pour le moment la communication absolument calamiteuse et désastreuse de notre ministre, mais je pense y revenir dans un prochain billet.


Je vais maintenant lancer une bouteille sur le web, pour essayer de voir qui pourra répondre à ces quelques questions. Je passe donc en mode de rédaction type "FAQ".

Quelles seront les disciplines mises à contribution pour l'EPI LCA?

Quel(lle)s professeur(e)s accepteront de donner de leurs heures disciplinaires, et potentiellement s'alourdir en nombre de groupes, pour faire exister un EPI LCA dans leur établissement?

Quels parents accepteront que leur(s) enfant(s) ai(en)t moins d'heures dans deux disciplines ou plus pour assister à des cours de LCA?

Dans quelle mesure un programme dédié à un module interdisciplinaire dont l'organisation est laissée à la discrétion de chaque établissement sera-t-il opérant?

Pourquoi proposer un enseignement de complément dont on doit prendre les heures sur les marges professeurs, c'est-à-dire sur la possibilité de dédoubler des groupes en science ou en LV?

Un établissement rural, qui concentre souvent des difficultés sociales importantes et qui a peu d'effectifs, pourra-t-il se permettre de proposer un enseignement de complément?

Un établissement de centre-ville, souvent plus chargé en effectifs, avec cependant des difficultés sociales et scolaires moindres (et donc un besoin de dédoublement moins important), mais soumis à la concurrence du privé (1), n'est-il pas plus avantagé par cette réforme?

Que vont faire les collègues de LCA qui vont perdre leurs heures d'enseignement des langues anciennes? Que vont devenir les collègues de lettres forcés, à terme, à quitter leur poste ou le compléter du fait du retour massif des professeurs de lettres classiques sur l'enseignement du français uniquement?

Cette réforme va-t-elle réellement permettre une démocratisation de l'enseignement des langues anciennes au collège?

Cette réforme va-t-elle permettre, comme le pense le ministère, une remontée des effectifs au lycée?

Cette réforme va-t-elle changer le regard des rectorats sur les langues anciennes au lycée et permettre d'ouvrir des groupes d'option?

Quels vont être les effets de cette réforme sur le supérieur, et donc sur la filière dans son ensemble, à l'heure de la loi LRU et de la disparition généralisée des enseignements de langues anciennes dans les universités? 

(1) Rappelons que si environ 20% des élèves de l'enseignement public sont latinistes, ils sont environ 27% dans l'enseignement privé, qui arrive visiblement à trouver le moyen de le proposer à davantage d'élèves (source: Billet de Ph. Cibois sur la rentrée 2013).


mercredi 29 avril 2015

La goutte d'eau...

Petit billet un peu énervé, je dois dire. 

Je viens de tomber, sur le site de mon association, Arrête Ton Char, sur une vidéo qui, je dois le dire avec toute la mesure dont je tente de faire preuve, me scandalise.


Que Mme le ministre défende la réforme des EPI et son bien-fondé, c'est tout à fait logique. Qu'on émette des critiques à l'encontre de ceux-ci appliqués aux langues anciennes fait partie du débat qui a été engagé sur le sujet. 

Mais entendre, de la part de son ministre de tutelle, ceci (je retranscris):

"On ne parlera pas seulement de déclinaison, de la langue latine, mais aussi de civilisation, de culture gréco-latine." 

est profondément déprimant, ou vexant, voire davantage.

Qu'à une heure de grande écoute, notre ministre suggère que:

1) lorsqu'on travaille la langue latine, on ne fait pas de civilisation ni de culture,

2) que donc, par conséquent, les professeurs de langues et cultures de l'Antiquité ne respecteraient pas les programmes en vigueur, qui contiennent à la fois des aspects culturels et linguistiques,

est une atteinte profonde à notre professionnalisme.

La teneur méprisante de cette phrase fait écho aux propos des membres du cabinet de notre ministre, qui, lorsqu'ils ont reçu les représentants des associations disciplinaires de langues anciennes, leur ont reproché de ne pas rendre leurs enseignements suffisamment "sexy" (je cite le CR envoyé par la CNARELA). 

Dans les deux cas, cela montre de la part du ministère une méconnaissance abyssale du dossier des langues anciennes. N'ont-ils pas lu le rapport Klein Soler de 2011, n'ont-ils aucune espèce de conscience des changements en cours dans l'approche de nos enseignements?  


Quel est le sens profond de toutes ces critiques?


Le jeu médiatique, profondément blessant, qui se joue depuis maintenant deux semaines environ, a tendu les débats, et rend toute discussion sur le sujet de la place du latin et du grec au collège caricatural à l'extrême. Je passe sur les accusations voilées ou non de classisme et de racisme que tiennent certains défenseurs acharnés de tous les aspects de la réforme (qui est parfaite à tous points de vue selon eux).

Si l'on en croit ces propos (des propos de perron tenus à un journaliste, non des propos d'analyse et de réflexion, précisons-le. Le jargon journalistique actuel appelle cela des "éléments de langage"), il y aurait un avant la réforme, au cours duquel un professeur austère inflige de la grammaire latine et de la traduction à ses élèves qui, terrassés par la charge, soufflent comme des bœufs et s'ennuient. 
Mais, heureusement, grâce aux EPI miraculeusement parés de toutes les vertus, les élèves seraient enfin ouverts à la culture et à la civilisation, ce qui n'était pas le cas avant. 
Le travail sur la grammaire est donc assimilé ici à une douleur, une souffrance, et s'opposerait à une compréhension de la culture. Cette vision dévalorisante de la grammaire, vue comme un pensum, est peut-être une autre explication à l'âpreté actuelle des débats autour des langues anciennes et même de la grammaire en général.

Face à ces propos caricaturaux, et dont les implications profondes en terme de critique du professionnalisme des enseignants ont, je veux le croire, échappé à notre ministre, ou plutôt à l'un de ses portes-plume, rappelons simplement que si l'intitulé de la discipline a changé, ce n'est peut-être pas par hasard. D'ailleurs, la conjonction de coordination "et" indiquerait non pas une succession, ni même une complémentarité, mais bien plutôt une inclusion et une dynamique. 
Car fatalement, lorsqu'on travaille la langue et la grammaire, on entre peu à peu, pas à pas, à son rythme, dans une compréhension plus précise, plus intime de la civilisation. Et par ricochet, par retour sur soi, sur ses habitudes, sur sa culture, son mode de vie ainsi remis en cause et interrogé, on se connaît mieux soi-même. 

Tout comme les langues vivantes (ce que rappellent opportunément les nouveaux programmes), les langues anciennes sont le lieu privilégié de ce constant aller-retour entre pratique linguistique et découverte culturelle, qui ont toutes deux des conséquences sur notre vision du monde.

Mais, à la différence des langues vivantes, les langues anciennes travaillent sur des dimensions particulières, peut-être plus en lien avec la langue française, l'histoire et l'histoire des arts: la dimension écrite et grammaticale de la langue et la question de l'épaisseur culturelle du passé. Ce sont deux points que je développerai dans de prochains billets.

Toujours est-il que signifier que la pédagogie actuelle des langues anciennes repose uniquement sur la pratique de la déclinaison et des exercices autour de la langue est un mauvais procès -un de plus- qui est fait aux langues anciennes, destiné à les rabaisser pour, par ricochet, rehausser les propositions actuelles de transformation (ou dégradation, selon le point de vue) en EPI.

Plus fondamentalement, la rage des débats actuels autour des langues anciennes a aussi, à mon sens, une dimension symbolique, peut-être de deux ordres.

1) Le symbole de "l'ancien secondaire":

Les langues anciennes sont, au collège, la discipline symbole du secondaire, l'ancienne discipline du lycée et des classes de rhétorique, qui n'ont jamais été intégrées au primaire. Or, étant donné que le débat qui se déroule sous nos yeux est celui de l'école fondamentale et du statut du collège dans celle-ci, le latin et le grec font fonction, de manière inconsciente peut-être, de cible. 
Il faut remonter à l'article "Latin" du dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson et alii (2ème édition) pour tenter, peut-être, d'y voir un peu plus clair:

http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3028 

Le début de l'article fait écho à des débats et des revendications encore actuels:

"La connaissance de la langue latine est d'un grand secours à ceux qui veulent étudier d'une manière quelque peu approfondie la langue française. C'est là une vérité dont il n'est pas nécessaire d'entreprendre la démonstration, car nous ne croyons pas que personne la conteste. L'instituteur primaire qui posséderait quelques notions, même élémentaires, de grammaire latine, et qui se serait familiarisé avec la partie la plus usuelle du vocabulaire latin, y trouverait, pour son enseignement, des facilités et des clartés extrêmement précieuses. Nous pensons, en conséquence, qu'on ne saurait trop recommander aux élèves de nos écoles normales de ne pas négliger les occasions qui pourraient s'offrir à eux d'apprendre une langue si éminemment utile.
Est-ce à dire cependant que la connaissance du latin soit indispensable à ceux qui doivent enseigner le français, et que l'intelligence du mécanisme grammatical de notre langue, et de ses étymologies, exige absolument une étude préalable de la langue latine? Non, heureusement. Il est possible de suppléer dans une certaine mesure à la connaissance directe du latin pur celle du français lui-même, étudié par la méthode historique dans ses origines et dans ses transformations successives."

Ce texte me semble important à rappeler car il délimite encore les camps que l'on voit s'affronter aujourd'hui. Même si elle est jugée importante, la connaissance de la langue latine n'est pas vue comme nécessaire pour les étudiants des écoles normales, c'est-à-dire les futurs instituteurs. Le latin (le grec n'est même pas évoqué) est laissé du côté des professeurs du secondaire, il ne reste la discipline distinctive par excellence, celle de la différenciation d'avec les instituteurs, qui ne sont pas dans un premier temps leurs "collègues", puisque les statuts et niveaux de recrutement sont très différents.
Nous avons encore un écho de ces deux paragraphes de James Guillaume dans les textes de Jean-Michel Zakhartchouk, sur son blog ou dans les Cahiers Pédagogiques, textes dans lesquels il juge que la connaissance du latin n'est pas utile pour l'enseignement du français. 

L'opposition tracée par la ministre dans son propos, ainsi que la demande de son cabinet de rendre l'enseignement des langues anciennes "sexy" participent de cette opposition symbolique entre primaire et secondaire: les langues anciennes, marques du secondaire, doivent disparaître en tant que disciplines autonomes du nouveau collège parce qu'elles sont le symbole de cette école de l'ancien temps, et sont perçues -à tort- comme incompatibles avec cette culture commune de l'école fondamentale issue du primaire.

2) Le symbole de l'enseignement grammatical:

Les propos de notre ministre insistent aussi sur l'aspect grammatical de l'enseignement du latin et du grec, et cette insistance, doublée de l'injonction de membre de son cabinet à rendre l'enseignement des langues anciennes "sexy", ne me paraissent pas innocentes.

Là encore, nous touchons un point de tension et un point symbolique de l'enseignement: celui de la grammaire, sujet de nombreux conflits, comme pourrait le montrer une histoire des allers-retours dans les programmes de 2002/2008/2015, dans laquelle je ne me lancerai pas ici. 
L'identité professionnelle des enseignants de langues anciennes comprend, de manière indubitable, la question de l'accès au texte. La lecture personnelle par l'élève du texte authentique d'auteur est le but annoncé de l'enseignement des langues anciennes, car tous les professeurs s'accordent à dire que c'est par cette fréquentation personnelle du texte que l'élève accède à la culture antique. Les débats internes à la discipline portent sur la question des moyens pour atteindre ce but (passage par le texte authentique ou non, pédagogie actionnelle de type LV, apprentissage par cœur ou imprégnation linguistique...). 
Mais, vu de l'extérieur, le latin et le grec, langues flexionnelles, sont intimement liées à l'apprentissage par cœur des déclinaisons, et donc d'une certaine terminologie grammaticale.
Or, c'est autour de la nécessité, de la place et de la teneur de la terminologie grammaticale en français que se jouent les intenses débats autour de l'enseignement de la grammaire, débats que l'on peut encore voir aujourd'hui avec la parution des propositions de programme. 
Le latin, symbole d'une certaine grammaire, de la grammaire scolaire de la IIIème république, du par-coeur de la déclinaison, est une nouvelle fois sur la sellette de ce fait.


Conclusion:


Les propos de notre ministre servent donc un plan de communication bien huilé. Il faut montrer que le latin et le grec sont incompatibles avec le projet ministériel de nouveau collège. Quitte à ne pas être au courant de l'évolution des pratiques et à laisser planer le doute sur le professionnalisme des enseignants de langues et cultures de l'Antiquité qui, donc, n'appliqueraient pas les programmes en vigueur.