samedi 11 février 2017

Réponse à un commentaire...

Souvent, lorsqu'on poste un commentaire sur un blog, une mauvaise manipulation peut faire disparaître un texte patiemment écrit. De même, il est parfois impossible de l'éditer, tant pour retirer les erreurs d'orthographe et de syntaxe qui traînent que pour reformuler une idée ou y ajouter des précisions.
C'est ce qui est arrivé à ce post, que je restitue ici, mais dont je suis moins content que l'original, qui a disparu. Vous trouverez d'abord le lien vers le blog qui a suscité la réponse puis une reprise de la réponse que j'y ai faite, largement modifiée et polie par les relectures:

http://enseignement-latin.hypotheses.org/9654#comments


"Je répondrai à votre commentaire en plusieurs points:
Tout d'abord, concernant la question du conflit modernes/classiques, elle est évoquée dans l'ouvrage de Clémence Cardon-Quint Des lettres au français, publié par les PUR. En s'appuyant sur les archives d'associations pédagogiques et disciplinaires, ainsi que sur des archives ministérielles, l'auteure montre que pour une part non négligeable, l'identité professionnelle du corps des professeurs de lettres modernes s'est constituée contre la présence du latin dans l'enseignement, tant secondaire que supérieur. C'est un point annexe de son propos (pour faire vite, le livre - très intéressant dans son ensemble - porte sur la question de la mise en œuvre de la démocratisation de l'enseignement du français),  mais il est intéressant de noter que les arguments mis en avant à  cette époque pour démontrer l'inutilité et la nocivité du latin et finalement son incompatibilité essentielle avec la démocratisation sont peu ou prou ceux que vous développez. Je pense que ces arguments sont faux, qu'ils sont construits sur des préjugés, compréhensibles dans le contexte historique et culturel de l'époque, mais qui ne résistent pas à l'analyse. Malheureusement, nous sommes les héritiers de cette situation née dans les années 1950 à 1970.
Ces arguments reposent aussi sur des erreurs d'ordre épistémologique, scientifique et culturel, que je vais essayer de réfuter plus bas. D'un certain côté, on peut considérer que nous vivons les derniers feux de ce débat avec la réforme du collège, qui décapite l'enseignement des langues anciennes là où il était fort (hors français, c'était la troisième langue étudiée au collège en France), prélude à une nouvelle réduction réussie (après celle du supérieur et du lycée), soit l'inverse d'une démocratisation. Le premier préjugé, le plus néfaste pour ces disciplines est celui qui est au cœur de tous les arguments contre les langues anciennes, est celui-là:
leur disparition de l'enseignement obligatoire est une des conditions à la réussite de la démocratisation scolaire (voir par exemple, dans le livre de Clémence Cardon-Quint, la retranscription de la motion d'orientation du congrès du SGEN-CFDT de 1964).

Nous allons maintenant réfléchir aux trois erreurs que j'ai évoquées plus haut.

L'erreur épistémologique
D'un point de vue épistémologique, tout tourne autour de la question suivante: peut-on réellement appréhender la profondeur d'un texte lorsqu'il est en traduction?
Notons que cette question met en jeu la conception que nous avons de la compréhension des textes en latin et grec, mais aussi du travail sur les textes dans d'autres disciplines, les langues vivantes notamment.
Plutôt que de dire qu'"une bonne traduction suffit", pourquoi ne pas se donner pour objectif que l'élève puisse comprendre un texte littéraire "dans son jus", un peu à la manière des films sous-titrés, qui permettent tout de même un apprentissage linguistique? Cela sous-entend de créer un appareillage pour ceux-ci, qui devra être allégé au fur et à mesure des progrès des élèves. Cela sous-entend que ce type de travail soit fait régulièrement, en cours de français pour le latin, mais aussi dans les cours de langues vivantes, notamment l'anglais, pour que l'élève soit familiarisé avec ce procédé. Cela sous-entend enfin que des textes littéraires (notez que je n'écris pas "classiques"), adaptés au niveau des élèves (comme le proposent les programmes de français) soient aussi proposés en cours de langue vivante, ce qui n'exclut pas les méthodes actuellement en vigueur dans ces disciplines.
Bref, la mise en avant de la traduction comme seul moyen de connaissance des textes en langue étrangère repose sur le présupposé qu'on ne peut faire autrement, ou qu'il est "inutile" pour les élèves d'en savoir plus, ou qu'il est trop difficile pour les élèves de procéder différemment. Elle fait fi de l'intérêt culturel et cognitif de procéder par un vis-à-vis ou un aller-retour entre le texte en langue originale et une traduction ou un appareillage.

L'erreur scientifique
D'un point de vue scientifique, considérer, comme vous semblez le faire ou comme Paul Veyne l'a fait (et cela a été abondamment repris par ceux qui ne veulent nulle part des langues anciennes), que former une quarantaine de scientifiques chargés de diffuser les traductions "qui sont bien suffisantes" méconnaît un certain nombre de données factuelles: le latin ne s'est pas arrêté à la mort de Tacite.
M. Stéphane Feye rappelle cette donnée dans sa réponse plus bas, les savants allemands ont beaucoup travaillé sur ces questions (lire par exemple Le latin est mort, vive le latin de Wilfried Ströh). Si je reprends les chiffres de M. Feye (85% des volumes possédés par les bibliothèques universitaires sont rédigés en latin), chiffres comparables à ceux donnés par Wilfried Ströh dans le livre évoqué plus haut ou par Jürgen Leonhardt dans La grande histoire du latin, des origines à nos jours, nous voyons que le latin dépasse de très loin, en quantité et en temps, les bornes dans lesquelles on l'a comprimé dans les programmes scolaires.


"Ce que la mémoire collective a pris l'habitude d'appeler "la" littérature latine, cet héritage transmis de siècle en siècle par l'école - les œuvres de cette lignée d'écrivains qui va de Plaute à Tacite en passant par Cicéron - ne représente finalement, malgré tout son éclat, qu'un minuscule point dans le ciel étoilé du latin". (La Grande histoire du latin, p.6)


La proposition de M. Veyne laisse donc de côté plus de 99% de ce qui a été écrit en latin, fait fi de la présence de nombreux textes inédits, encore à traduire et à découvrir, selon l'objectif éminemment humaniste de mieux nous comprendre. La réduction du latin à la période romaine est une erreur scientifique et aussi l'une des explications à la situation actuelle de l'enseignement des langues anciennes, aussi parce que leurs défenseurs se sont retranché derrière l'argument des "grands textes" (argument à la fois fécond et réducteur) pour justifier leur existence face à la violence des attaques qu'elles subissent depuis 50 ans, fournissant par là même l'argument du "moderne" à ceux qui pensent que la démocratisation de l'école passe par la disparition du latin et du grec dans l'enseignement obligatoire.
Le changement a commencé, avec des programmes qui demandent de laisser une place au "latin après le latin" (expression tirée des programmes de 2009), ou des projets tels que celui de l'université de Bretagne Occidentale: http://www.univ-brest.fr/libros/menu/Présentation

On peut noter que, outre les associations disciplinaires de professeurs de lettres classiques, ce sont les historiens et les archéologues qui appréhendent le mieux les dégâts causés par cette vision du latin et du grec que vous diffusez.
Pour le dire clairement et pour aller contre une autre idée reçue, nous avons un besoin urgent et éminent de former des latinistes en grand nombre pour accomplir le travail de recherche, d'analyse et d'édition de tous ces inédits qui dorment dans nos bibliothèques. Et donc, nous avons besoin d'un enseignement du latin régulier, donné à une base élargie d'élèves pour avoir un recrutement suffisant plus tard.

La question culturelle:
C'est sur la question culturelle qu'on trouve la littérature la plus abondante. Je me bornerai à rappeler que nous sommes les héritiers du latin, que ce n'est pas sale, et que cet héritage peut être l'objet d'un enseignement offert à tous les élèves.
Si la perspective ancienne d'étude du latin et du grec, une perspective d'abord et avant tout littéraire, est féconde, elle doit être accompagnée par d'autres angles de lecture des textes. Cette évolution, pourtant en cours depuis les années 1980, sous l'impulsion notamment des ARELA (lire à ce sujet le billet de Philippe Cibois: http://enseignement-latin.hypotheses.org/7606), n'est pas portée au crédit des professeurs chargés de ces disciplines par qui ne veut pas réfléchir sur le fond à la question des langues anciennes dans l'enseignement. Ces derniers en sont restés à la perspective ancienne - so sixties - de l'étude des textes, et s'en servent comme repoussoir dans leur argumentation, en allant parfois (mais l'objet de ce billet n'est pas d'analyser cet argument contre le latin, pourtant très présent dans les débats actuels) jusqu'à l'accusation de racisme larvé.
Des perspectives autres que la perspective littéraire - complémentaires, cela va sans dire - peuvent être prises, comme l'ont fait par exemple Florence Dupont dans son livre d'entretien L'Antiquité, territoire des écarts, ou encore le collectif de jeunes chercheurs qui anime le blog http://antiquipop.hypotheses.org/.
Il s'agirait d'étudier les textes anciens pour comprendre ce que nous en avons fait, pour les comprendre et comprendre comment nous les avons reçus à diverses époques. Il s'agirait aussi de comprendre comment ils ont influencé des décisions et une époque. Bref, il s'agit d'une perspective historico-culturelle, que l'on peut voir à l’œuvre dans un certain nombre de sorties éditoriales récentes.
J'en retiendrais trois:
1) L'ombre d'Hannibal (Annibale un viaggio), de Paolo Rumiz, qui suit les traces, les indices du passage d'Hannibal dans l'Italie d'aujourd'hui et s'interroge sur la compréhension et l'utilisation de cette figure historique.
2) Le Roi Arthur, un mythe contemporain, de William Blanc, qui est un modèle de travail sur une figure culturelle et de son évolution au fur et à mesure des époques (et pourquoi ne pas travailler sur l'Historia regum Brittaniae avec les élèves?).
3) Alexandre. Exégèse des lieux communs, de Pierre Briant, qui entreprend un travail d'étude des interprétations de la figure d'Alexandre le Grand dans diverses aires culturelles et à différentes époques.

Cet angle de travail n'exclut en rien la pratique linguistique, puisqu'il s'agit pour l'élève de pouvoir lire et comprendre ces textes. Elle interroge (et remet en lumière) la question des "grands" textes, en poussant l'élève à se demander pourquoi ces textes précis ont été jugés importants à transmettre, pourquoi, alors que les chercheurs allemands estiment que le total des textes de la littérature romaine est au moins dix mille fois supérieur à ce qui est actuellement en notre possession (Chiffres de Jürgen Leonhardt, op. cit.), ce sont ces textes-ci qui nous sont parvenus.

Et cela mérite d'être offert à tous, pas à une quarantaine de spécialistes triés sur le volet. C'est cela qu'on appelle "démocratisation".

Conclusion
Ces constats devraient donc amener à un changement total de perspective de la part des instances dirigeantes; ces constats demandent de revenir sur la distinction classiques/modernes en actant l'inanité scientifique et épistémologique de penser qu'il est inutile - voire nocif - pour un professeur de lettres de connaître le latin et le grec; ils commandent aussi de revoir la perspective de l'enseignement des langues anciennes, qui doit élargir sa chronologie et, en étudiant les textes du passé, doit avoir toujours en point de mire l'homme d'aujourd'hui et l'homme de demain; ils demandent enfin d'intégrer les langues anciennes à l'enseignement général, de la manière la plus réaliste possible dans la situation actuelle, largement imputable aux erreurs de jugement et aux idées reçues qui ont cours depuis 50 ans.

3 commentaires:

  1. N'ayant pas lu l'ouvrage de Clémence Cardon-Quint, je ne ferais pas de commentaire sur son travail. Je laisse également de côté les questions linguistiques et épistémologiques pour lesquelles je suis incompétent.
    Il me semble toutefois nécessaire de faire une remarque qui concerne également l'enseignement de l'histoire. A partir du moment, où l'on cherche à trouver une raison utilitariste à un enseignement, celui-ci est en grand danger. De mon point de vue, nul besoin de trouver des finalités immédiates, pour enseigner ce qui constitue une partie de notre socle culturel. Il me semble que nos disciplines souffrent de plus en plus d’une posture consommatrice qui tend à faire disparaître toute notion d’efforts. Or, l’accès à un champ culturel, à des œuvres, à un ailleurs intellectuel demande du temps, des efforts, de la patience ; ces caractéristiques sont de moins en moins présentes dans notre école. L’ouverture à un ailleurs culturel passé est une bonne propédeutique à une ouverture culturelle présent.
    Pour l’anecdote, il y a quelques années, un des mes chefs d’établissement a essayé de nous empêcher de faire une sortie au Louvre, en 6ème, au prétexte que les œuvres étaient accessibles sur Internet et que cela était bien suffisant. o tempora, o mores et bien évidemment Ὁ γραμμάτων ἀπειρος ὡς τυφλὸς βλέπει
    Je partage pleinement la perspective évoquée en fin d’article sur le renouveau de certaines approches et leur nécessité. Pendant trop longtemps, nos chers universitaires (et nos chers maîtres) ont trouvé très confortables les « tours d’ivoire universitaires ». Il est temps qu’ils acceptent et qu’ils prennent conscience de la nécessité de s’adresser à un public plus large (voir très large) :
    Un universitaire médiatique va attirer des eétudiants vers sa filière (il y a une dimension concurrentielle de plus en plus forte)
    La nature ayant horreur du vide, si des personnes académiquement qualifiées ne prennent pas en charge la diffusion auprès du grand public cela laisse la place à des histrions (et Clément Salvani ne peut pas passer tout son temps à les combattre:-) ).

    Bien évidemment, ces propos n’engagent que moi.

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  2. Personnellement, et au mépris des programmes officiels, j'ai étudié (succinctement et en traduction) avec les élèves de 5e l'Historia regum Britanniae, de même qu'une inscription, un extrait de Bède le Vénérable, un de Grhoire de Tours, un de Jordanès et un de Wace (dans le désordre), pour étudier les origines du mythe arthurien dans le cadre d'un EPI. Ça vaut ce que ça vaut, mais en une heure par semaine, c'est rude, mais ce travail comparatif intéresse...

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    1. Ce que tu as proposé à tes élèves me paraît diablement intéressant, en effet!

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