Présentation

Médiations sur l'enseignement des lettres classiques, des langues anciennes, des langues et cultures de l'Antiquité ou des sciences de l'Antiquité. Appelez cela comme vous voulez.

Blog de Vincent Bruni, professeur de lettres classiques en collège, membre du GRIP, du collectif Arrête ton char et de l'ADLAP (Association pour la Diffusion des Langues Anciennes en Picardie), convaincu de l'intérêt pour tous les élèves de travailler l'Antiquité grecque et romaine dans toutes ses dimensions.

Rappels de circonstance:
1) Les propos tenus ici n'engagent que leur auteur et non les diverses associations auxquelles il adhère;

2) L'auteur n'est qu'un simple enseignant qui fait des propositions...

mardi 16 février 2016

Qu'est-ce qui se cache derrière le nénufar?

Cet article est une retranscription améliorée d'une conversation que j'ai eue sur Twitter avec un éminent collègue, "InquisiteurAevin", que je remercie au passage.

Gros ramdam numérique sur le nénuphar/nénufar, je ne reviens pas dessus et je m'efforcerai, tout en saisissant l'occasion de cette mise en lumière de la question, de ne pas tomber dans le sensationnalisme. Car, précisément, ce sensationnalisme occulte les bonnes questions à se poser sur l'orthographe française. Donc, en faisant la part des choses et en s'efforçant de ne pas tomber dans l' hystérie pro ou anti réforme de l'orthographe (une réforme datant de 1990!), essayons d'y voir un peu plus clair.

Quelques constats pour ouvrir cette question:

1) oui, l'orthographe française est relativement difficile, car elle est faite de strates historiques et culturelles successives;
2) oui, les performances en maîtrise orthographique sont en baisse, depuis plus ou moins longtemps. Certains spécialistes évoquent comme point de départ de la baisse 1945, d'autres un point plus récent, le milieu des années 1990; les deux ne s'excluant pas forcément.
3) la baisse alarmante du niveau orthographique, que personne ne conteste plus, entraîne dans l'enseignement supérieur une obligation de remise à niveau, notamment via la fameuse certification Voltaire, ce qui peut laisser penser que le primaire et le secondaire ne s'occupent pas correctement de cet apprentissage voire ont renoncé à le faire.
4) les performances orthographiques sont souvent corrélées au niveau socio-culturel de l'élève et de sa famille; elles ont un impact important sur le devenir professionnel des jeunes, puisque la maîtrise de l'orthographe est vérifiée dès qu'on candidate à un emploi, ne serait-ce que par la lecture de la lettre (manuscrite) de motivation.

A) Comment et pourquoi en est-on arrivé là?

Naturellement, comme dans tout phénomène de ce genre, les causes en sont multiples. Mais l'une d'entre elles est constamment laissée de côté: celle de la vision de l'orthographe dans la formation initiale et continue des professeurs du premier et du second degré. A bien des égards, et tout le monde est d'accord sur ce point, elle a été malmenée, et, sur le sujet précis de l'orthographe, elle brille par son absence. Pour ma part, hormis le discours classique de "la dictée, c'est le mal, elle ne permet pas d'apprendre l'orthographe", je n'ai eu en tout et pour tout que 12 heures de formation sur le sujet.

Sur toute ma carrière.

Cette absence de formation découle selon moi d'une vision négative de l'orthographe, régulièrement surnommée la "science des ânes". Les constats que j'ai faits plus haut doivent-ils nécessairement entraîner l'idée qu'il ne faut pas enseigner l'orthographe, qu'il ne faut pas y consacrer du temps, qu'il ne faut pas y réfléchir?

C'est ce constat alarmant d'absence de réflexion sur le sujet et de formation qui est dressé depuis quelques temps par Danièle Manesse, professeur de didactique des langues à Paris III, qu'on ne peut pas spécialement suspecter d'antipédagogisme primaire. Outre la lecture de son ouvrage, Orthographe, à qui la faute?, je vous suggère celle de ces deux entretiens.

Le premier date de 2007 (eh oui, neuf ans déjà), lors de la sortie du livre cité ci-dessus:

Café pédagogique: analyse de Orthographe, à qui la faute?

Cette citation tirée de cet entretien m'a particulièrement frappé:

"Or il n’y a rien à faire, s’il n’y a pas entraînement, capitalisation, il n’y a pas d’appropriation. La démarche ORL est une part nécessaire du travail, mais elle ne suffit pas à construire des repères durables. Il faut aussi assumer de faire de la mécanique. C’est comme en musique. Oui, il faut des moments de solfège et de gammes, oui il faut des moments d’entraînement, oui, il faut des moments d’enseignement spécifiques de l’orthographe et de la grammaire, c’est mon avis."

Enfin on reconnaissait, dans un media réputé proche de la formation, la nécessité de l'entraînement, de la répétition, de l'exercice, toujours présentés au cours de nos formations comme le diable, la négation de l'intelligence.
Notons de suite que Danièle Manesse ne prône pas un enseignement uniquement basé sur l'exercice, pas plus qu'une succession entre deux phases - la première étant celle de la "compréhension" via l'ORL (Observation Réfléchie de la Langue) et la seconde la phase de mémorisation, via des exercices -  mais bien une dynamique entre phases de découverte de compréhension et de mémorisation, ce qui est tout à fait différent.

De plus, Danièle Manesse insiste sur l'intérêt intellectuel d'enseigner la "science des ânes":

"L’orthographe, « bien enseignée », c’est intéressant ; c’est un entraînement à l’activité métalinguistique, requise dans toutes les disciplines à l’école, c’est une source de découverte sur la langue et le sens."

Enfin on lisait un propos qui sortait de la polémique dans laquelle se constituent artificiellement des camps:  les "bons", progressistes pour qui l'orthographe est une marque d'archaïsme et de barbarie, et qui ne s'interrogent pas sur la manière d'enseigner l'orthographe, face aux "méchants", réactionnaires et nostalgiques qui ne font que bramer sur la baisse de niveau, souvent de manière caricaturale et instrumentalisée.

Enfin on présentait l'orthographe non comme un frein à l'expression mais comme une condition de la bonne expression,  comme une occasion de travailler le lexique, de travailler l'épaisseur de la langue, bref comme une connaissance nécessaire et positive.

Mais, depuis 2007, pas grand-chose n'a changé dans la formation des enseignants en France. Peut-être même que la situation s'est dégradée. L'orthographe n'est plus un sujet de réflexion (sauf chez certains, par exemple au GRIP ou du côté de nos amis belges, sur le site Chouetteleniveaubaisse de Benoit Wautelet) mais un simple sujet de polémique, un marqueur idéologique pour les "réactionnaires" et les "progressistes" et un marronnier médiatique.

Ainsi, on remarque que Danièle Manesse est régulièrement interviewée sur le sujet, souvent au moment du bac, par le Figaro. Je signale, comme je l'ai fait auprès d'"InquisiteurAevin", ces deux entretiens:

Article du Figaro du 15 06 2015

Interview du 26 12 2014


Cette seconde interview replace la question de la formation au centre du problème:

"Il y a eu un discrédit d’un certain nombre de méthodes qui étaient en vigueur jusqu’aux années 1960, comme l’apprentissage par cœur, les nombreux entraînements et les dictées très fréquentes. Évidemment, on sait que ces méthodes n’étaient pas toujours efficaces, mais elles n’ont pas été remplacées par des propositions alternatives aujourd’hui.
Enfin, il y a un gros problème de formation des professeurs. On n’apprend plus aux jeunes maîtres comment enseigner l’orthographe. Ce n’est pas parce que l’on sait l’orthographe que l’on sait l’enseigner."

La proposition de Danièle Manesse, qui consistait à proposer un apprentissage dynamique de l'orthographe, basé sur l'intuition, la stabilisation de la connaissance orthographique et sa mémorisation, n'a pas pris et semble buter sur les mêmes obstacles: la vision négative de l'exercice, de l'entraînement et sur une vision de l'orthographe perçue comme la "science de l'école d'avant".

B. Le rapport avec les langues anciennes: une question de perception.


Cette question de l'orthographe prend une nouvelle tournure, actuellement, avec la réforme du collège puisque les deux "camps" en présence réactivent cette polémique pour rameuter leurs troupes. Ceux qui se prononcent contre la réforme - pour tout un tas de raisons - sont les "méchants", tandis que les "bons" défendent naturellement cette réforme, synonyme de progrès humain. Mais les premiers dressent un lien pas franchement pertinent entre cette réforme datant de 1990 et les principes de la réforme du collège de 2016. Quant aux seconds...

Quel rapport avec les langues anciennes et le latin, me demanderez-vous? On remarque dans l'argumentation de certains qui se classent parmi les "bons" qu'ils en profitent pour jeter des pelletées de terre sur le cercueil des langues anciennes, en assimilant abusivement les professeurs de langues anciennes (et les disciplines qu'ils et elles représentent) à la réaction contre cette réforme de l'orthographe et donc, en filigrane, à la Réaction avec un grand R.

Ainsi, Michel Lussault, président du Conseil Supérieur des Programmes, dans un entretien au JDD, au milieu d'un grand nombre de remarques tout à fait justes (pourquoi est-ce que cette polémique, qui n'a pas fait débat pour les programmes de 2008, ressort-elle aujourd'hui? Pourquoi découvre-t-on maintenant une réforme qui a 26 ans?), se livre à du "latin teacher bashing" de bon aloi:

"Je vois beaucoup de professeurs de lettres classiques s’opposer à cette révision comme si elle était nouvelle et je note simplement que ceux qui se manifestent maintenant sont les mêmes que ceux qui sont contre la réforme du collège."

Le JDD du 04 02 2016

On a pu lire aussi sur le site d'informations Slate.fr l'aimable propos suivant (qui méconnaît la manière dont se sont respectivement constituées la langue française et l'admirable koinè italienne):

"Et bien d'autres langues que la nôtre ont modernisé ou simplement transformé des mots à partir de leurs racines. Le mot photo(graphie) vient du grec ancien φῶς, phỗs («lumière»). Les Italiens écrivent foto, ça n’en fait pas un peuple de débiles. On met sa fierté là où on peut."

Article Slate du 04 02 2016

Ces deux réactions, sur un sujet en apparence éloigné des langues anciennes, me paraissent être révélatrices d'un état d'esprit envers celles-ci: elles sont rejetées, presque martyrisées, et simplement perçues, comme commence à l'être l'orthographe, comme un obstacle réactionnaire à la démocratisation de l'enseignement.

Cela a l'immense avantage d'éviter de se poser les bonnes questions: comment apprendre? Comment enseigner? Comment former les enseignants? Comment démocratiser? Questions que l'on refuser de se poser pour les langues anciennes comme pour l'orthographe.
Mieux vaut simplifier ou faire disparaître. Mieux vaut délégitimer plutôt qu'en avoir une vision positive, une vision linguistique et culturelle, et s'efforcer de relever les défis que posent et l'enseignement de l'orthographe et la démocratisation réelle et substantielle des langues anciennes.

Addenda:

Emission de Louise Tourret sur l'orthographe, avec Danièle Manesse:

http://www.franceculture.fr/emissions/rue-des-ecoles/lorthographe-cause-perdue?p=0#

Un billet de Philippe Cibois: Situation de l'orthographe

dimanche 24 janvier 2016

L'avenir des Anciens, une lecture de Pierre Judet de La Combe

La réforme du collège revient sur le devant de la scène cette semaine, du fait de l'annonce de la carte nationale des langues vivantes le 22 janvier et de la grève interprofessionnelle du mardi 26 janvier. Au milieu de cette attention médiatique, les langues anciennes ont eu le droit à un peu  de lumière par le biais de la sortie du nouveau livre de Pierre Judet de La Combe: L'avenir des Anciens, oser lire les Grecs et les Latins.
Pour mémoire, Pierre Judet de La Combe, helléniste, directeur d'études à l'EHESS, a publié en 2004 avec Heinz Wissmann, L'avenir des langues. Repenser les Humanités, ouvrage qui est le résultat de leurs travaux lors de la mission ministérielle initiée en 2001 par Jack Lang sur les langues anciennes en Europe. Ce livre a durablement marqué la didactique institutionnelle des langues anciennes en France: par exemple, le Guide pédagogique pour le professeur, publié sous la responsabilité de Pascal Charvet et Patrice Soler, IG de Lettres, se référaient explicitement aux thèses développées dans cet ouvrage, et les programmes de 2009, maintenant obsolètes, le faisaient aussi implicitement.
C'est donc, dans le petit monde des langues anciennes en France, un évènement important que de voir M. Judet de La Combe reprendre la plume.

Ce qui l'a poussé à le faire, et il l'écrit d'emblée ou presque, c'est précisément la réforme des collèges (p.20), qui a relancé - et on ne peut lui donner tort - une guerre du latin et du grec "comme la France en connaît depuis le XVIIIème siècle" (p.21). 
Son introduction (p. 11 à 34), intitulée Le droit à la lecture, est avant tout un état des lieux sur le contenu de la réforme, les forces en présence et leurs arguments. Elle a le mérite de pointer ce qui rend les réactions des enseignants de langues anciennes presque unanimement critiques sur cette réforme: sa parfaite inanité épistémologique. 
L'auteur commence son livre par un raisonnement analogique: aujourd'hui, dans un monde où le temps s'accélère (voir Hartmut Rosa et son ouvrage Accélération, dont le compte-rendu en lien a été rédigé par Elodie Wahl), le politique n'a plus le temps de lire des livres, et donc de s'appuyer dans ses décisions sur les savants. A la lecture sont préférées des tables rondes, qui ne peuvent rendre compte de la complexité des décisions. L'Ecole suit cette pente. A la patience de l'apprentissage sur le long terme, l'Ecole préfère aujourd'hui les projets à court terme. C'est donc une critique du principe des EPI, ou plutôt de la transformation de l'enseignement des langues anciennes en EPI, qui est une dévitalisation du contenu de la discipline, qui, sous prétexte de la revivifier, la transforme en cadavre.
On pourrait aller plus loin, en y voyant une défense de la conception libérale de l'éducation, qui est constitutive de l'Humanisme, opposée à une conception utilitariste de l'éducation, qui est en vogue actuellement, sous diverses formes (libéralisme assumé, anti-intellectualisme, critique de l'érudition, considérée comme une marque de stupidité...).
Réduites alors à un EPI, dont on sait bien que, au vu de sa structure administrative, il ne pourra contenir d'enseignement linguistique et donc de confrontation PERSONNELLE aux textes, l'Antiquité se voit réduite à des faits, ce qui est une tendance profonde de l'enseignement des langues anciennes en France, qui prend de plus en plus le tour d'un cours de civilisation, d'information sur les realia (p.27). On perd donc tout ce qui fait l'intérêt de cette discipline, celui de la confrontation directe et personnelle aux textes, qui demande effectivement davantage de rigueur et de patience. Les EPI seraient comme les tables rondes de nos politiques: un apport de surface et non un travail en profondeur.
L'auteur va même plus loin dans la partie suivante de son livre: les EPI seraient  le symbole des tensions actuelles au sein de l'école, en ce sens qu'ils accentueraient une tendance lourde de l'institution: la simplification des contenus au profit de l'acquisition de procédures, sous la pression d'une lecture sociologisante de l'école et celle des milieux économiques (p. 48). Sous cette pression, il s'agit de rendre l'Antiquité "sexy", c'est-à-dire travestir les contenus et escamoter ce qui est perçu comme une lourdeur et une difficulté - l'apprentissage de la langue et la traduction, par exemple - pour créer une Antiquité "sympa, accessible et bigarrée" (p. 49).

C'est dans ces pages que nous touchons le cœur de l'argumentation de Pierre Judet de La Combe, et le cœur du problème, soulevé depuis des mois par nombre de professeurs de langues anciennes du secondaire? Je me permets une citation:

"Le paradoxe est qu'il n'y aura alors plus aucun rapport entre le mode d'apprentissage et les objets ainsi découverts et appris. Les élèves n'auront plus aucun contrôle sur eux, n'auront pas appris à les comprendre, à les reconstruire et à les évaluer. (...) Tout cela débouchera sur des connaissances déjà connues, prédigérées et en fait extérieures, indépendantes de l'élève. (...) L'éloge de la spontanéité débouche sur du convenu, du déjà dit, une vulgate. (...) Une culture figée, peut-être plaisante parce que bizarre, mais en fait réellement morte, ou plutôt tuée , livrée à la consommation." (p. 49 - 50)

Ce n'est pas là affaire de pédagogie, car on peut prendre divers chemins pour aboutir à un travail sur les  textes, mais bien d'état d'esprit général relatif à l'enseignement des langues anciennes: à partir du moment où on refuse de confronter l'élève au travail sur le texte, au travail de lecture personnelle de celui-ci, on ne fait pas de langues anciennes.

Notons au passage le mépris pour les "nouveaux publics", qui consiste à considérer que la traduction, parce qu'elle implique un travail linguistique, n'est pas faite pour eux.

Pierre Judet de La Combe a ensuite l'intelligence de ne pas en rester à une simple injonction, de ne pas asséner "il faut se confronter aux textes" sans penser ensuite les implications didactiques de cette affirmation dans l'enseignement secondaire.
C'est tout l'objet des pages 53 à 61, dont la lecture devrait être recommandée à tout enseignant de lettres classiques débutant (et même au-delà). Ces pages ne règlent pas le débat, profond (nous l'avons encore constaté au cours de l'audience du 03 décembre 2015 sur les projets de programmes pour l'enseignement de complément), autour du texte authentique, mais elles ont le mérite de rappeler des évidences que l'on (je m'inclus personnellement dans ce "on") perd parfois de vue. Est dressé, de manière impressionniste, un portrait du professeur de langues anciennes, qui doit, d'abord et avant tout, être un savant, un fin connaisseur de l'objet qu'il a à transmettre: la langue ET les textes, puis de tout le reste. Elles insistent ensuite sur ce que peut être l'acte de traduire en classe: un acte patient, scrupuleux, mais surtout collectif, qui offre des perspectives de réflexion sur la langue de départ, mais aussi (et peut-être davantage) sur la langue d'arrivée, son vocabulaire...
Ces pages sont un rappel utile sur une des pistes les plus fécondes de didactique des langues anciennes.

La suite de l'ouvrage est particulière: on croit lire un cours de littérature grecque (essentiellement), et on se voit en fait, au détour de certains passages pris dans une réflexion d'ordre didactique, dans une application à des textes des principes énoncés auparavant.

Pierre Judet de La Combe commence par le commencement: Homère. Mais, au lieu d'en rester à un rappel pontifiant de son importance pour la littérature, il s'attaque au texte, à une lecture comparée du début de l'Iliade et de l'Odyssée. Cette lecture est familière à tout professeur de lettres classiques, auparavant étudiant dans cette même filière, mais elle est frappante par son évidence: pourquoi ne pas commencer aussi par là?  Pourquoi ne pas se dire que l'objet de notre travail, ce ne sont pas les faits de civilisation, les maquettes, les costumes et les semaines de l'Antiquité, mais ces œuvres, qu'on ne juge pas indépassables, mais qui sont une voix qui a résonné dans l'Antiquité et dont l'écho est parvenu jusqu'à nous? Comment en est-on arrivé, chez certains professeurs (je m'inclus là encore dans le pluriel) ou dans l'institution, à perdre de vue cette évidence?
Peut-être peut-on y lire, en creux, une critique de la structure générale des programmes, qui, pour le français, réduisent la part linguistique et rattachent l'étude de la littérature à des thèmes creux quand ils ne sont pas erronés scientifiquement.Précisons ici que l'auteur n'avait pas encore connaissance des programmes d'enseignement de complément lorsqu'il rédigeait ce livre. Peut-être y trouvera-t-il les principes qui guident sa pensée didactique et pédagogique davantage respectés dans ceux-ci.

Le travail que propose Pierre Judet de La Combe sur Homère est d'ordre lexical et comparatiste. Il permet aussi de lier latin et grec puisque, après Homère, c'est aux premiers vers de l'Enéide qu'il s'intéresse. Et, comme pour prouver que l'étude des textes est faite de patience et de précision, l'auteur prend son temps pour développer son propos (p. 75 à 136).

Le chapitre suivant, intitulé Lire pour aujourd'hui: le théâtre, propose un autre type de travail, sur le texte théâtral: celui de la mise en scène, en lien avec le travail sur le texte. Dans ce chapitre plus court, l'auteur revient sur son travail de préparation à la traduction de l'Orestie d'Eschyle par Ariane Mnouchkine. Ces pages passionnantes ouvrent là encore des horizons sur un travail riche et pratique, en lien avec les textes: celui de la mise en mots et de la mise en scène. Il s'agit là d'un travail sur le texte, quelque peu différent d'une traduction, qui s'appuierait sur des traductions préexistantes et sur un mot à mot précis proposé par le professeur et qui aboutirait à une mise en scène ou du moins des propositions de mise en scène.
Nous sommes ici face à un type de travail qui répond aux principes philosophiques de la réforme, mais qui, dans les faits, ne pourra être mis en œuvre de par la structure administrative qu'elle impose et la tendance de l'institution à reprendre à coups de fiches-projet et de cases administratives la liberté qu'elle prétend donner.

La dernière partie de l'ouvrage, Lire la prose du monde, religion, science, société, politique, s'intéresse plus particulièrement à certains textes en prose et procède à un balayage thématique, reprenant les thèmes traditionnels de travail de l'Antiquité dans le secondaire. Là encore, le mérite de ces pages est de ramener à notre mémoire des textes importants qu'il conviendrait de lire de manière précise, dans leur langue, avec les élèves. Ces pages rappellent encore que, loin d'être un prétexte à l'utilisation du Bailly, comme les adversaires de l'enseignement des langues latines et grecques dans le secondaire le présentent parfois, la traduction est un exercice intellectuel de haut niveau, une vraie tâche complexe, à mille lieux de ces caricatures qui dont l'objectif est simplement de légitimer la dévitalisation des langues anciennes dans la réforme du collège.

Là encore, on peut se poser la question de la structure même des programmes: construire du commun n'aurait-il pas plutôt réclamé de définir un corpus faisant consensus sur lequel les professeurs et les élèves auraient eu à travailler?

La conclusion du livre de Pierre Judet de La Combe quitte son cheminement à travers les textes pour revenir aux débats éducatifs contemporains. Là aussi, Pierre Judet de La Combe fait preuve d'une grande finesse d'analyse en allant pile dans un autre point nodal de ces débats: la notion de socle. Le socle est devenu une métaphore courante pour définir les principes qui prévalent aux choix éducatifs pour le primaire et la première partie du secondaire (en attendant son extension au lycée: on ne finira jamais de construire le socle sans passer ensuite au reste de la construction). Pierre Judet de La Combe montre bien que ses finalités sont uniquement utilitaristes (malgré l'ajout du mot "culture").
Nous serions en fait face à un avatar d'un anti-humanisme, tel que le définit Stéphane Toussaint dans son très intéressant ouvrage Humanismes et Antihumanismes I, de Ficin à Heidegger, car il délégitime constamment l'humanisme lettré et son premier principe: le travail sur la langue.
Il considère la réalité comme une simple suite de problèmes à résoudre comme a-historique et vise uniquement "l'efficacité" sans se préoccuper de ce que peut changer en nous la lecture des textes et l'étude précise du passé.
L'abandon volontaire et assumé de la lecture des textes anciens dans leur langue, d'une lecture patiente et précise, relève, selon l'auteur, d'un renoncement: "L'Ecole (...) renonce, au nom d'une conception courte de la langue comme pur instrument d'information et de communication, à garantir aux élèves une autonomie concrète dans leur propre culture et leur propre langue" (p. 197). Pierre Judet de La Combe revient ici aux conceptions qu'il défendait dans L'avenir des langues. Repenser les Humanités et ne peut que constater qu'il n'a pas été, en dix ans, écoutés par les décideurs.

Voici donc un livre riche, revivifiant, qui pointe bien l'irréductible conflit d'ordre philosophique qui sous-tend le sort des langues anciennes dans la réforme du collège. Langues de culture, langues de patience, langues qui réclament un apprentissage rigoureux, construit dans le temps, elles n'ont pas leur place dans une éducation qui n'est que fiches-projet, mise en activité et production d'écrits. Elles sont le symbole du passage d'une vision humaniste de la culture (la culture ouvre) à une vision sociologisante (la culture exclut) et du renoncement à un travail précis, rigoureux et régulier sur la langue.
Il ouvre aussi d'intéressantes perspectives de travail autour des textes, mais s'intéresse moins à ce qui est aussi au cœur de la réflexion de tous les professeurs de langues anciennes: quelle progression et quelles méthodes suivre pour apprendre aux élèves cette autonomie de réflexion face aux textes.
Ces questions se poseront avec davantage d'acuité lorsqu'il faudra apprendre aux élèves une langue ancienne dans un horaire qui ferait hurler au scandale n'importe quel professeur de langues vivantes.