Présentation

Médiations sur l'enseignement des lettres classiques, des langues anciennes, des langues et cultures de l'Antiquité ou des sciences de l'Antiquité. Appelez cela comme vous voulez.

Blog de Vincent Bruni, professeur de lettres classiques en collège, membre du GRIP, du collectif Arrête ton char et de l'ADLAP (Association pour la Diffusion des Langues Anciennes en Picardie), convaincu de l'intérêt pour tous les élèves de travailler l'Antiquité grecque et romaine dans toutes ses dimensions.

Rappels de circonstance:
1) Les propos tenus ici n'engagent que leur auteur et non les diverses associations auxquelles il adhère;

2) L'auteur n'est qu'un simple enseignant qui fait des propositions...

vendredi 27 février 2015

[Archive 2012] La question lancinante: Langue ou civilisation?


Pour commencer réellement, je vous propose que nous explorions LA question qui se pose à tout professeur de langues anciennes du secondaire, LA question qui  cristallise un certain nombre d’oppositions au sein de notre si belle communauté : « T’es plutôt langue ou plutôt civi? ». 

On peut se  dire dans un premier temps que c’est un faux débat, puisqu’en fait, les deux sont travaillés conjointement. 
Ainsi, par exemple, lorsqu’on traduit un texte de Tite-Live sur les prodiges annonciateurs de désastres militaires, on peut faire un rappel sur la notion de présage et son importance dans la mentalité romaine. On peut à ce moment évoquer les termes de monstrum, omen, signum, les auspices et les haruspices
De même, lorsqu’on travaille sur la place de la femme dans la société romaine, après avoir lu la page du manuel dédiée au mariage, on traduit ce court texte épigraphique : HIC SITA SUM MATRONA GENUS NOMENQUE VETURIA FORTUNATI CONJUX DE PATRE VETURIO NATA TER NOVENOS ET NUPTA BIS OCTO PER ANNOS UNICUBA UNIJUGA QUAE POST SEX PARTUS UNO SUPERSTITE OBII, que j’ai trouvé dans  le très utile Rome collection texte et dossier (Gallimard), pour voir ce quelles sont les qualités mises en avant sur la tombe de cette pauvre Véturia. 

Pourtant, l’opposition langue/civilisation cristallise souvent les tensions dans notre communauté. Ceux qui privilégient la langue sont vus comme des profs rigides, qui suivent des méthodes obsolètes, dépassées, qui tuent la motivation des élèves. Ceux qui privilégient l’étude de la civilisation sont perçus comme des jean-foutre qui courent derrière la modernité en sacrifiant en fait la spécificité de nos disciplines. 

Si l’on regarde bien les positions des uns et des autres, il s’agit en fait d’une question d’approche. Chacun est animé, je pense,  par l’envie de partager sa passion pour la langue ET la civilisation. Les uns gardent à l’esprit que le latin et le grec sont des langues et qu’une progression bien construite des apprentissages linguistiques permettra aux élèves de vite entrer dans les textes et de connaître le plaisir d’y évoluer. Les autres pensent que jeter les élèves si jeunes dans l’apprentissage d’une nouvelle langue, pour laquelle de solides bases grammaticales sont nécessaires, risque de les dégoûter à tout jamais.

Cette opposition a pris de l’ampleur avec la parution des programmes de 1997, qui consacraient l’abandon de l’exercice de langue traditionnel qu’est le thème. Du coup, la maîtrise de TOUTE la grammaire latine et/ou grecque n’est plus nécessaire. L’objectif devient de rendre l’élève lecteur de textes, et, partant de là, de textes authentiques, qui sont bien plus intéressants que la prose inventée d’un obscur profaillon, fût-elle en latin ou en grec. Ainsi, on se coupe de la possibilité de construire aisément une progression grammaticale. En conséquence, notre premier groupe, celui des linguistes, rejette les programmes de 1997, précisément parce que le dogme du texte authentique ne permet pas de construire aisément une progression grammaticale efficace ; le second groupe, celui des historiens,  évolue avec plaisir dans le cadre de ces programmes parce qu’ils permettent de se lancer tout de suite dans les « grands » textes sans passer par la phase difficile de l’apprentissage de la langue, et notamment par des exercices réguliers (et pas forcément séduisants au premier abord) d'entraînement. 

Les conditions d’enseignement qui sont les nôtres aujourd’hui nous permettent-elles de travailler la langue pour elle-même, face à des élèves pour qui les catégories grammaticales que nous évoquons dans nos cours sont obscures, face à des élèves qui choisissent une option qu’ils peuvent, en théorie, arrêter du jour au lendemain ? Ne doit-on pas entrer dans une certaine forme de séduction, en proposant un contenu attractif, qui rayonne vers de nombreuses disciplines  habituellement réservées au supérieur (Archéologie, Numismatique, Epigraphie, voire Histoire des Arts) ?

Mais se jeter à corps perdu vers ces entrées, pressés par les desiderata parentales, les incitations de l'institution, n’est-ce pas non plus perdre notre spécificité, à savoir la connaissance de deux langues anciennes?

Comme beaucoup, ces questions me travaillent. Les seuls points que je tiens pour certains sont les suivants :

·         Notre spécificité est la pratique d’une langue ancienne. Si nous cessons de la pratiquer et de l’apprendre aux élèves, si nous devons des sortes d’intervenants culturels spécialistes de l’Antiquité, nous sommes perdus, parce que d’autres peuvent le faire à notre place, et tout aussi efficacement.

·         Les objectifs des programmes, à savoir  la traduction en autonomie d’un texte simple d’auteur ne sont pas atteignables sans une progression rigoureuse, qui serait facilitée par l’utilisation de textes fabriqués et par des exercices réguliers de mémorisation.

Trop souvent, le « T’es plutôt langue ou plutôt civi ? » se transforme en « Tu fais de la langue, toi ? ». Et cela me paraît dangereux…