Cet article avait été proposé, avec un peu de retard, pour le numéro hors-série numérique n° 32 des Cahiers Pédagogiques. Il avait intéressé, et je les en remercie, les coordonnateurs de ce numéro à une première lecture, avant d'être refusé pour des raisons tout à fait compréhensibles, puisqu'il ne présente pas directement de pratique de classe. Plutôt que de le laisser dormir dans un dossier de fichiers, j'ai choisi de le mettre ici.
Bonne lecture.
De la difficulté d'être professeur de latin aujourd'hui...
...
et quelques pistes de réflexion pour avancer.
Le
propos de cet article sera d'informer les collègues des autres
disciplines sur certaines particularités de l'exercice du métier de
professeur de langues anciennes, d'explorer quelques tensions
actuelles que semble rencontrer tout enseignant de ces disciplines et
d’ouvrir des pistes de réflexion pour faire évoluer la formation
des enseignants de langues anciennes. N’enseignant plus, depuis
quelques temps maintenant, le grec ancien, discipline plus encore en
souffrance aujourd’hui, l’auteur s’intéressera surtout au cas
du latin. Cependant, la plupart des remarques que le lecteur trouvera
peuvent s’appliquer au grec ancien, parfois avec davantage
d’acuité.
Remarquons
en premier lieu que le professeur de latin est souvent savant dans sa
discipline, mais ne connaît rien de l'histoire de son enseignement.
Dans un monde universitaire où le latin ne tient plus qu'une place
marginale et n'est plus la langue de transmission de la science, la
discipline s'est centrée sur la littérature et plus largement les
textes. A son entrée dans le métier, le professeur s'oriente donc
spontanément vers
les
textes qu'il connaît, les personnages qu'il admire, sans avoir
aucune idée de la manière dont sa discipline a été enseignée
auparavant, sans aucune idée sur les débats qui ont traversé son
corps de métier. Il est frappant de lire aujourd'hui le n° 353 des
Cahiers Pédagogiques, consacré aux langues anciennes1,
et de constater que nombre de questions qui y sont abordées, souvent
avec passion, sont d'une brûlante actualité : le débat autour
du texte authentique se pose toujours, et plus généralement la
question des objectifs et du sens que l’on doit donner à
l’enseignement aujourd’hui.
Davantage
que pour l'approche de la civilisation et de la littérature, cette
méconnaissance de l'histoire de l'enseignement du latin, cette
absence de regard sur l'évolution des méthodes d'enseignement
posent un vrai problème quant à l'apprentissage purement
linguistique. Cet apprentissage paraît souvent être malmené et mal
mené. Le récent rapport de l’Inspection Générale sur les
Langues et Cultures de l’Antiquité2
en fait l’amer constat : « Cependant, un élève de fin
de troisième est incapable, sauf exception, de traduire de façon
cursive un petit texte littéraire » (op.
cit.
p. 31).
Or,
les méthodes employées sont soit la reproduction de ce que le
professeur lui-même a connu à un âge plus avancé que celui de ses
élèves, âge au cours duquel l’ingestion rapide et massive de
tableaux grammaticaux est plus aisée, soit un calque de ce qui est
proposé dans les manuels, et qui est parfois problématique :
apprentissage décontextualisé de vocabulaire, ordre des
apprentissages immuable… On peut penser que beaucoup de questions
que se posent encore, isolés dans leur coin et leur établissement,
nombre de professeurs de langues anciennes ont en fait déjà été
explorées et traitées par la didactique de la discipline. Ce point
apparaît de manière évidente lorsqu'on lit le numéro des Cahiers
Pédagogiques cité plus haut ou lorsqu'on a pour loisir de
collectionner les méthodes de latin du siècle dernier. La question
de l’apprentissage du vocabulaire est par exemple étudiée dans un
article de Christian Battaglia3.
La vitalité didactique de la discipline lorsque cette dernière
était dominante dans l’enseignement secondaire français, par
exemple sur les questions de l'apprentissage de la langue, de
l'utilisation du thème,
de
la
production
de textes latins par les élèves, sur la meilleure manière
d'apprendre le système casuel, est manifeste. Ces trésors
d’inventivité didactique sont actuellement peu connus, leur
pertinence et leur efficacité pas évaluées et la question de leur
adaptation possible aux conditions actuelles de l'enseignement des
langues anciennes reste absente des débats internes à la
discipline. Or, chercher dans ces trésors pourrait permettre de
renouveler l’apprentissage de la langue, de varier les approches.
Cette
absence quasi générale de connaissances sur la didactique de sa
discipline montre aussi que le professeur de latin n’est peut-être
pas aussi savant qu’il le croit. La formation universitaire est
axée sur la littérature, et, pour être plus précis sur une
période déterminée de la littérature, à savoir la période
classique, au sens étendu du terme (du Ier siècle avant au premier
siècle après JC). Cette base est complétée par des ouvertures
vers l'histoire, l'histoire des idées, parfois l'archéologie et
l'anthropologie. Par conséquent, des pans entiers de la latinité
sont complètement inconnus d'un professeur frais émoulu des
concours. Comme l'ont très bien décrit Wilfried Stroh4
et Jürgen Leonhardt5
dans leurs ouvrages aux thèses pourtant opposées, le latin ne
commence et surtout ne s'arrête pas à la période classique. Le
latin médiéval (dont l’exemple le plus connu sont les Carmina
Burana),
le latin des humanistes (la prose d’Erasme, de Comenius, la poésie
lyrique), le latin macaronique (telles que les variations et
inventions de Molière) qui pourraient proposer des textes
intéressants à travailler avec les élèves, tant d’un point de
vue linguistique que culturel, sont totalement inconnus d’un
professeur tout frais sorti des concours. D’un point de vue
didactique, il en va de même pour les perspectives ouvertes par les
méthodes de latin parlé, telles que le Lingua
latina per se illustrata du
professeur danois Hans Orberg, méthode vulgarisée en France par
Olivier Rimbault6,
ou celle de Claude Fiévet, la méthode audio-orale. Ces méthodes
commencent à se faire une place dans l’enseignement secondaire,
mais peu de professeurs osent se lancer, faute de formation.
Qui
plus est, les langues anciennes étaient les grandes oubliées de la
formation initiale de l’IUFM ces dernières années. Les journées
spécifiquement dédiées aux langues anciennes, qui se devaient de
pousser les nouveaux professeurs à amorcer leur réflexion
didactique, étaient peu nombreuses voire inexistantes selon les
académies. Alors que le professeur de lettres classiques doit
assurer une part importante de son service en langue ancienne,
l’absence d’heures de formation spécifiquement dédiée est un
signal éloquent envoyé par l’institution.
Enfin,
l’état d’esprit parfois particulier du professeur de langues
anciennes tient au statut d’option et aux débats, parfois très
durs, sur la légitimité de la présence de sa discipline dans
l’enseignement secondaire. Traditionnellement, deux procès sont
instruits contre les langues anciennes. Le premier, le procès en
élitisme, est souvent mal vécu, car l'ambition de la plupart des
professeurs de langues anciennes est de partager avec le plus grand
nombre d'élèves possible, et notamment avec les élèves issus de
milieux défavorisés, une de leurs passions. Le second, le procès
en inutilité, est évacué plus rapidement, soit en argumentant sur
l’utilité sociale, culturelle et linguistique de l’enseignement
des langues anciennes, soit en assumant pleinement l’apparente
inutilité de la discipline7.
Mais tous ne perçoivent peut-être pas que, d'un certain côté, ces
deux procès sont liés. Aux yeux de beaucoup, parfois parmi les
collègues ou au sein de l'institution8,
le latin reste une matière pour happy
few,
déconnectée des enjeux du monde d'aujourd'hui. La tendance commence
à s'inverser, au plus haut niveau, comme le montrent le document du
Centre d'Analyse Stratégique (il s'agit de l'ancien commissariat au
Plan) intitulé "Les humanités au cœur de l'excellence
scolaire et professionnelle"9
ou les résultats de la récente enquête longitudinale menée en
Grande-Bretagne10,
la discipline se fondant dans l’ensemble nommé « Humanités ».
Face
à ces difficultés de tous ordres, il existe cependant des pistes
pour améliorer la situation.
Il
faudrait que la formation initiale des enseignants de latin, outre la
maîtrise linguistique, indispensable à l'exercice du métier,
intègre toutes les dimensions de la latinité (latin médiéval, de
la Renaissance, Archéologie) et l'histoire de son enseignement. Trop
souvent, les modules de didactique, lorsqu'ils existent, se limitent
à une seule journée noyée dans l'année de stage. De même, la
formation continue, actuellement exsangue, pourrait être un moyen
pour les collègues de se rencontrer et de réfléchir aux problèmes
propres à leur discipline. Paradoxalement, la réforme qui a touché
le CAPES de Lettres permet de poser ces questions de fond, ainsi que
celle de la formation en latin que devrait avoir tout professeur de
français dans le secondaire et pourquoi pas tout professeur des
écoles.
Il
faudrait que les professeurs de langues anciennes s’emparent plus
encore du numérique, en ce qu’il permet de faciliter grandement
les échanges entre collègues Il n'est peut être pas si innocent de
constater que ce sont les professeurs de langues anciennes, souvent
seuls enseignants de leur discipline dans leurs établissements,
souvent sur la sellette, à devoir justifier leur existence aux yeux
des autres (collègues, parents, administration) qui ont investi cet
outil parmi les premiers. Outre le site d’Olivier Rimbault, citons
celui de Robert Delord11
ou celui de Nathalie Blanc12.
Il
faudrait que le professeur de langues anciennes ait un contact
privilégié avec les institutions culturelles locales, notamment les
musées, les théâtres ou les antennes de l'INRAP. Travailler avec
ces institutions permet de rendre davantage concret l'enseignement de
la langue. Voir que la connaissance du latin permet à l'archéologue
de traduire la plaque dédicatoire trouvée et de comprendre le rôle
du bâtiment qui commence à être dégagé crée souvent ce fameux
"déclic", l'apparition à l'élève du sens de ses
apprentissages (expérience vécue avec ses
élèves par l'auteur de cet article). Ce travail en lien avec les
institutions culturelles locales (ou plus éloignées, si les
finances le permettent) est aussi indispensable pour asseoir la
légitimité de l'enseignant de latin aux yeux de l'administration et
de ses collègues.
Il
faudrait enfin clarifier véritablement les objectifs que l’on
assigne à l’apprentissage des langues anciennes dans le
secondaire. Du fait de la méconnaissance de la didactique de la
discipline, du manque de formation spécifique, et, il faut le dire,
du gigantisme des programmes, l’apprentissage de la langue est
souvent raté. Or, accède-t-on sans la langue à une connaissance
intime de la civilisation, à l’intuition réelle de ses
permanences dans le monde d’aujourd’hui, au ressenti du décalage
des modes de vie et de pensée de ces hommes d’hier ?
L’enseignement des langues anciennes ne court il pas trop de
lièvres à la fois ?
1Cahiers
Pédagogiques n° 353, avril 1997 : Les langues anciennes.
2L’enseignement
des langues et cultures de l’antiquité dans le second degré,
rapport n° 2011 – 098. Rapporteurs : Catherine Klein et
Patrice Soler.
3Lire,
comprendre, traduire un texte latin, in Les Cahiers Pédagogiques
n° 353, p. 53 à 55
4Le
latin est mort, vive le latin ! Petite histoire d’une grande
langue (Les Belles Lettres, 2008 pour la traduction française).
5La
grande histoire du latin (CNRS éditions, 2010).
6Voir
son site http://www.via-neolatina.fr/
7Lire
par exemple le bel article de Catherine Bué-Georges, Pour rien,
pour le plaisir… dans le n°353 des Cahiers Pédagogiques.
8Voir
par exemple l’article de Véronique Soulé, dans son blog « C’est
classe », Est-ce bien la peine de faire du latin en Seine
Saint Denis ?,
http://classes.blogs.liberation.fr/soule/2013/06/est-ce-bien-la-peine-de-faire-du-latin-en-seine-saint-denis.html.
11Latine
Loquere (http://www.ac-grenoble.fr/lycee/diois/Latin/)
actuellement en refonte.
12Tic
et nunc (http://www.tic-et-nunc.com/).
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