Présentation

Médiations sur l'enseignement des lettres classiques, des langues anciennes, des langues et cultures de l'Antiquité ou des sciences de l'Antiquité. Appelez cela comme vous voulez.

Blog de Vincent Bruni, professeur de lettres classiques en collège, membre du GRIP, du collectif Arrête ton char et de l'ADLAP (Association pour la Diffusion des Langues Anciennes en Picardie), convaincu de l'intérêt pour tous les élèves de travailler l'Antiquité grecque et romaine dans toutes ses dimensions.

Rappels de circonstance:
1) Les propos tenus ici n'engagent que leur auteur et non les diverses associations auxquelles il adhère;

2) L'auteur n'est qu'un simple enseignant qui fait des propositions...

mercredi 11 mars 2015

[Archive 2013] D'un article qui a failli être publié...

Cet article avait été proposé, avec un peu de retard, pour le numéro hors-série numérique n° 32 des Cahiers Pédagogiques. Il avait intéressé, et je les en remercie, les coordonnateurs de ce numéro à une première lecture, avant d'être refusé pour des raisons tout à fait compréhensibles, puisqu'il ne présente pas directement de pratique de classe. Plutôt que de le laisser dormir dans un dossier de fichiers, j'ai choisi de le mettre ici. 

Bonne lecture.
 
De la difficulté d'être professeur de latin aujourd'hui...
... et quelques pistes de réflexion pour avancer.

Le propos de cet article sera d'informer les collègues des autres disciplines sur certaines particularités de l'exercice du métier de professeur de langues anciennes, d'explorer quelques tensions actuelles que semble rencontrer tout enseignant de ces disciplines et d’ouvrir des pistes de réflexion pour faire évoluer la formation des enseignants de langues anciennes. N’enseignant plus, depuis quelques temps maintenant, le grec ancien, discipline plus encore en souffrance aujourd’hui, l’auteur s’intéressera surtout au cas du latin. Cependant, la plupart des remarques que le lecteur trouvera peuvent s’appliquer au grec ancien, parfois avec davantage d’acuité.
Remarquons en premier lieu que le professeur de latin est souvent savant dans sa discipline, mais ne connaît rien de l'histoire de son enseignement. Dans un monde universitaire où le latin ne tient plus qu'une place marginale et n'est plus la langue de transmission de la science, la discipline s'est centrée sur la littérature et plus largement les textes. A son entrée dans le métier, le professeur s'oriente donc spontanément vers les textes qu'il connaît, les personnages qu'il admire, sans avoir aucune idée de la manière dont sa discipline a été enseignée auparavant, sans aucune idée sur les débats qui ont traversé son corps de métier. Il est frappant de lire aujourd'hui le n° 353 des Cahiers Pédagogiques, consacré aux langues anciennes1, et de constater que nombre de questions qui y sont abordées, souvent avec passion, sont d'une brûlante actualité : le débat autour du texte authentique se pose toujours, et plus généralement la question des objectifs et du sens que l’on doit donner à l’enseignement aujourd’hui.
Davantage que pour l'approche de la civilisation et de la littérature, cette méconnaissance de l'histoire de l'enseignement du latin, cette absence de regard sur l'évolution des méthodes d'enseignement posent un vrai problème quant à l'apprentissage purement linguistique. Cet apprentissage paraît souvent être malmené et mal mené. Le récent rapport de l’Inspection Générale sur les Langues et Cultures de l’Antiquité2 en fait l’amer constat : « Cependant, un élève de fin de troisième est incapable, sauf exception, de traduire de façon cursive un petit texte littéraire » (op. cit. p. 31).
Or, les méthodes employées sont soit la reproduction de ce que le professeur lui-même a connu à un âge plus avancé que celui de ses élèves, âge au cours duquel l’ingestion rapide et massive de tableaux grammaticaux est plus aisée, soit un calque de ce qui est proposé dans les manuels, et qui est parfois problématique : apprentissage décontextualisé de vocabulaire, ordre des apprentissages immuable… On peut penser que beaucoup de questions que se posent encore, isolés dans leur coin et leur établissement, nombre de professeurs de langues anciennes ont en fait déjà été explorées et traitées par la didactique de la discipline. Ce point apparaît de manière évidente lorsqu'on lit le numéro des Cahiers Pédagogiques cité plus haut ou lorsqu'on a pour loisir de collectionner les méthodes de latin du siècle dernier. La question de l’apprentissage du vocabulaire est par exemple étudiée dans un article de Christian Battaglia3. La vitalité didactique de la discipline lorsque cette dernière était dominante dans l’enseignement secondaire français, par exemple sur les questions de l'apprentissage de la langue, de l'utilisation du thème, de la production de textes latins par les élèves, sur la meilleure manière d'apprendre le système casuel, est manifeste. Ces trésors d’inventivité didactique sont actuellement peu connus, leur pertinence et leur efficacité pas évaluées et la question de leur adaptation possible aux conditions actuelles de l'enseignement des langues anciennes reste absente des débats internes à la discipline. Or, chercher dans ces trésors pourrait permettre de renouveler l’apprentissage de la langue, de varier les approches.
Cette absence quasi générale de connaissances sur la didactique de sa discipline montre aussi que le professeur de latin n’est peut-être pas aussi savant qu’il le croit. La formation universitaire est axée sur la littérature, et, pour être plus précis sur une période déterminée de la littérature, à savoir la période classique, au sens étendu du terme (du Ier siècle avant au premier siècle après JC). Cette base est complétée par des ouvertures vers l'histoire, l'histoire des idées, parfois l'archéologie et l'anthropologie. Par conséquent, des pans entiers de la latinité sont complètement inconnus d'un professeur frais émoulu des concours. Comme l'ont très bien décrit Wilfried Stroh4 et Jürgen Leonhardt5 dans leurs ouvrages aux thèses pourtant opposées, le latin ne commence et surtout ne s'arrête pas à la période classique. Le latin médiéval (dont l’exemple le plus connu sont les Carmina Burana), le latin des humanistes (la prose d’Erasme, de Comenius, la poésie lyrique), le latin macaronique (telles que les variations et inventions de Molière) qui pourraient proposer des textes intéressants à travailler avec les élèves, tant d’un point de vue linguistique que culturel, sont totalement inconnus d’un professeur tout frais sorti des concours. D’un point de vue didactique, il en va de même pour les perspectives ouvertes par les méthodes de latin parlé, telles que le Lingua latina per se illustrata du professeur danois Hans Orberg, méthode vulgarisée en France par Olivier Rimbault6, ou celle de Claude Fiévet, la méthode audio-orale. Ces méthodes commencent à se faire une place dans l’enseignement secondaire, mais peu de professeurs osent se lancer, faute de formation.
Qui plus est, les langues anciennes étaient les grandes oubliées de la formation initiale de l’IUFM ces dernières années. Les journées spécifiquement dédiées aux langues anciennes, qui se devaient de pousser les nouveaux professeurs à amorcer leur réflexion didactique, étaient peu nombreuses voire inexistantes selon les académies. Alors que le professeur de lettres classiques doit assurer une part importante de son service en langue ancienne, l’absence d’heures de formation spécifiquement dédiée est un signal éloquent envoyé par l’institution.
Enfin, l’état d’esprit parfois particulier du professeur de langues anciennes tient au statut d’option et aux débats, parfois très durs, sur la légitimité de la présence de sa discipline dans l’enseignement secondaire. Traditionnellement, deux procès sont instruits contre les langues anciennes. Le premier, le procès en élitisme, est souvent mal vécu, car l'ambition de la plupart des professeurs de langues anciennes est de partager avec le plus grand nombre d'élèves possible, et notamment avec les élèves issus de milieux défavorisés, une de leurs passions. Le second, le procès en inutilité, est évacué plus rapidement, soit en argumentant sur l’utilité sociale, culturelle et linguistique de l’enseignement des langues anciennes, soit en assumant pleinement l’apparente inutilité de la discipline7. Mais tous ne perçoivent peut-être pas que, d'un certain côté, ces deux procès sont liés. Aux yeux de beaucoup, parfois parmi les collègues ou au sein de l'institution8, le latin reste une matière pour happy few, déconnectée des enjeux du monde d'aujourd'hui. La tendance commence à s'inverser, au plus haut niveau, comme le montrent le document du Centre d'Analyse Stratégique (il s'agit de l'ancien commissariat au Plan) intitulé "Les humanités au cœur de l'excellence scolaire et professionnelle"9 ou les résultats de la récente enquête longitudinale menée en Grande-Bretagne10, la discipline se fondant dans l’ensemble nommé « Humanités ».

Face à ces difficultés de tous ordres, il existe cependant des pistes pour améliorer la situation.
Il faudrait que la formation initiale des enseignants de latin, outre la maîtrise linguistique, indispensable à l'exercice du métier, intègre toutes les dimensions de la latinité (latin médiéval, de la Renaissance, Archéologie) et l'histoire de son enseignement. Trop souvent, les modules de didactique, lorsqu'ils existent, se limitent à une seule journée noyée dans l'année de stage. De même, la formation continue, actuellement exsangue, pourrait être un moyen pour les collègues de se rencontrer et de réfléchir aux problèmes propres à leur discipline. Paradoxalement, la réforme qui a touché le CAPES de Lettres permet de poser ces questions de fond, ainsi que celle de la formation en latin que devrait avoir tout professeur de français dans le secondaire et pourquoi pas tout professeur des écoles.
Il faudrait que les professeurs de langues anciennes s’emparent plus encore du numérique, en ce qu’il permet de faciliter grandement les échanges entre collègues Il n'est peut être pas si innocent de constater que ce sont les professeurs de langues anciennes, souvent seuls enseignants de leur discipline dans leurs établissements, souvent sur la sellette, à devoir justifier leur existence aux yeux des autres (collègues, parents, administration) qui ont investi cet outil parmi les premiers. Outre le site d’Olivier Rimbault, citons celui de Robert Delord11 ou celui de Nathalie Blanc12.
Il faudrait que le professeur de langues anciennes ait un contact privilégié avec les institutions culturelles locales, notamment les musées, les théâtres ou les antennes de l'INRAP. Travailler avec ces institutions permet de rendre davantage concret l'enseignement de la langue. Voir que la connaissance du latin permet à l'archéologue de traduire la plaque dédicatoire trouvée et de comprendre le rôle du bâtiment qui commence à être dégagé crée souvent ce fameux "déclic", l'apparition à l'élève du sens de ses apprentissages (expérience vécue avec ses élèves par l'auteur de cet article). Ce travail en lien avec les institutions culturelles locales (ou plus éloignées, si les finances le permettent) est aussi indispensable pour asseoir la légitimité de l'enseignant de latin aux yeux de l'administration et de ses collègues.
Il faudrait enfin clarifier véritablement les objectifs que l’on assigne à l’apprentissage des langues anciennes dans le secondaire. Du fait de la méconnaissance de la didactique de la discipline, du manque de formation spécifique, et, il faut le dire, du gigantisme des programmes, l’apprentissage de la langue est souvent raté. Or, accède-t-on sans la langue à une connaissance intime de la civilisation, à l’intuition réelle de ses permanences dans le monde d’aujourd’hui, au ressenti du décalage des modes de vie et de pensée de ces hommes d’hier ? L’enseignement des langues anciennes ne court il pas trop de lièvres à la fois ?

1Cahiers Pédagogiques n° 353, avril 1997 : Les langues anciennes.
2L’enseignement des langues et cultures de l’antiquité dans le second degré, rapport n° 2011 – 098. Rapporteurs : Catherine Klein et Patrice Soler.
3Lire, comprendre, traduire un texte latin, in Les Cahiers Pédagogiques n° 353, p. 53 à 55
4Le latin est mort, vive le latin ! Petite histoire d’une grande langue (Les Belles Lettres, 2008 pour la traduction française).
5La grande histoire du latin (CNRS éditions, 2010).
7Lire par exemple le bel article de Catherine Bué-Georges, Pour rien, pour le plaisir… dans le n°353 des Cahiers Pédagogiques.
8Voir par exemple l’article de Véronique Soulé, dans son blog « C’est classe », Est-ce bien la peine de faire du latin en Seine Saint Denis ?, http://classes.blogs.liberation.fr/soule/2013/06/est-ce-bien-la-peine-de-faire-du-latin-en-seine-saint-denis.html.
11Latine Loquere (http://www.ac-grenoble.fr/lycee/diois/Latin/) actuellement en refonte.

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